Devant le visiteur, des bustes gigantesques alignés comme un bataillon de guerriers, leur monture derrière eux et de grandes fresques tout autour. Ces objets semblent venir de très loin, comme d’un autre lieu et d’un autre temps. Ils s’exposent d’ailleurs comme des fouilles archéologiques : têtes coiffées aux allures de pharaon, chevaux fièrement dressés ou moulures à la manière de frises antiques. Plongé dans une aura de mystère, le visiteur se questionne : quelle histoire se cache derrière cette mise en scène ?

L’exposition du 1700 La Poste est la première de Jean-Pierre Larocque à Montréal. Non que l’artiste entame juste sa carrière : ses études en céramique remontent au milieu des années 1980. Après quoi, il quitte Montréal pour les États-Unis, où il se fait connaître dans le milieu artistique. De retour au pays en 2000, il n’y présentera que très peu ses œuvres, avant aujourd’hui… Première exposition d’envergure qui lui soit entièrement consacrée, Jean-Pierre Larocque ne prétend pas être une rétrospective. Il s’agirait plutôt de dévoiler un peu du monde de l’artiste à travers un ensemble de pièces, dont certaines ont été achevées une semaine avant le vernissage et d’autres remontent à plusieurs dizaines d’années. Par exemple, ces dessins réalisés au stylo-bille durant les années d’étude, oubliés dans un cartable et retrouvés lors du retour au Canada, et qui inspireront les dernières réalisations présentées ici.

Dessinateur et peintre, Jean-Pierre Larocque est aussi céramiste. Céramiste et non sculpteur : le céramiste, contrairement au sculpteur, cuit sa matière. L’artiste insiste, car le procédé de fabrication est éminemment important pour celui qui ne fait pas de distinction entre cette étape et celle de la création. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’étapes dans son travail, puisque les deux s’y confondent. Lorsqu’il commence une œuvre, Jean-Pierre Larocque n’établit aucun plan. Il laisse aller le crayon sur la feuille, ses mains autour de l’argile, et ses pensées avec les mouvements de son corps. Il travaille sans idées, c’est la main qui guide son esprit et non l’inverse. Cette approche particulière remonte à très tôt dans sa carrière, lorsqu’il décide de ne plus intellectualiser son art, mais simplement de le vivre. Le mouvement devient alors plus important que les images qu’il a en tête. Exit le beau résultat, il faut « bousiller » l’intention par la manière de travailler. L’artiste se laisse entraîner par l’énergie de la création, réagit à ce qui se forme devant lui sans qu’il l’ait tout à fait prévu. Ses gestes sont rapides, forts, directs. Il dit oublier toute finalité, comme on oublie la mort pour pouvoir vivre, et parce que, de toute façon, « il n’y a rien de précieux et que tout peut s’en aller1. »

Jean-Pierre Larocque n’utilise que des matériaux pauvres. Il aime cette idée de construire avec rien. Ce rien, il le coupe, l’écrase, le pétrit, le tasse sur une structure montée un peu plus tôt.

Jean-Pierre Larocque n’utilise que des matériaux pauvres. Il aime cette idée de construire avec rien. Ce rien, il le coupe, l’écrase, le pétrit, le tasse sur une structure montée un peu plus tôt. Bandes d’argile en main, il façonne à coups de gifles des visages impassibles. On devine la brutalité du processus dans l’œuvre finie : il manque de la matière çà et là, la surface n’est pas lissée et montre des boursouflures et des craquelures, le rendu est mat, et non brillant comme le devrait la céramique. C’est pourtant bien ce que Jean-Pierre Larocque veut montrer : la vérité de son art, le comment de sa mise au monde, aussi douloureuse soit-elle. Et c’est pour cette raison qu’il se revendique plus moderne que postmoderne, convaincu que « la façon dont l’objet est fait a beaucoup à voir avec ce qu’il signifie ». Il n’en existe pas moins un aspect figuratif dans sa production, où l’on reconnaît clairement des hommes et des chevaux. Ces éléments constituent une sorte de thème autour duquel il improvise, comme un musicien autour de quelques notes.

Jean-Pierre Larocque sculpte, même lorsqu’il dessine. Par l’un ou l’autre médium, c’est la transformation qui l’intéresse, telle que la rend possible une succession de techniques empruntées à la sculpture : une forme qui se dégage à coup de spatule, de ciseaux ou de gomme. Mais à la grande différence que ses sculptures apparaissent par addition et ses dessins par soustraction. Les sculptures prennent forme au fur et à mesure que les couches se recouvrent. Les dessins commencent sur un grand fond noir (un aplat de fusain), à partir duquel Jean-Pierre Larocque « dessine à reculons » : il efface pour tracer des lignes à travers les ténèbres. Toutefois, malgré un mouvement apparemment inverse, on retrouve une même idée d’accumulation, et d’un monde intérieur qui se dévoile, que ce soit par la transparence des dessins ou par l’incomplétude des sculptures. Dans l’espace de la galerie, sculptures et dessins semblent d’ailleurs dire quelque chose de l’autre, comme s’ils délivraient un aspect que seul leur médium d’expression peut rendre. On remarque ainsi une approche toute différente dans la manière dont chacun aborde son thème. Sculpté, le visage est isolé et devient sujet en soi. Dessiné, il se noie dans une foule de visages similaires. Sans chronologie ni perspective, le même motif se répète à l’obsession, décrivant une scène absurde que Jean-Pierre Larocque compare au théâtre de Beckett. Et finalement, qu’il soit un ou qu’ils soient mille, les visages sont toujours seuls. Ils ignorent ce qui est autour d’eux et vivent chacun en soi.

(1) Les propos sont extraits du long métrage documentaire portant sur l’œuvre de Jean-Pierre Larocque, programmé au FIFA et présenté dans le cadre de l’exposition.


JEAN-PIERRE LAROCQUE
1700 La Poste, Montréal
Du 22 mars au 23 juin 2019
 
JEAN-PIERRE LAROCQUE. LE FUSAIN ET L’ARGILE
Film documentaire de Bruno Boulianne
Présenté au 1700 LA POSTE du 22 mars au 23 juin 2019
Sélection officielle du FIFA