Sculpteure, Jeanne Bellavance joue avec l’espace : les vêtements qu’elle crée s’inscrivent certes naturellement dans les trois dimensions de l’espace ; en revanche, ses tissus qui tombent (Grande chute libre jaune) s’apparentent davantage à des bas-reliefs proches de collages en deux dimensions. Jeanne Bellavance joue avec le temps. C’est le cas, par exemple, quand elle « fabrique » des vêtements qu’auraient pu enfiler Goethe (XVIIIe siècle) ou des protagonistes d’un drame ou d’une comédie de Shakespeare (Antiquité, Renaissance).

L’aisance qu’elle éprouve à « manipuler » des espaces et des temps variables, Jeanne Bellavance l’a acquise au cours de longues années d’apprentissage spécia­lisé en arts textiles en général, et en particulier dans le champ de la broderie. Elle reconnaît volontiers que sa signature (sa griffe esthétique) s’est tramée au contact des acteurs du monde de la création appliquée — les designers, les couturiers —, mais aussi au contact des concepteurs de création pure.

De la broderie à la sculpture, Jeanne Bellavance n’a donc jamais perdu le fil, si l’on peut dire. Plongée dans le milieu de la haute couture parisienne, elle collabore avec les grands noms de la mode et trouve auprès d’eux les sources d’un savoir-faire millénaire qu’elle renouvelle à son profit — qui coïncide avec celui de l’art — au gré de son inspiration. Ainsi collabore-t-elle à la réalisation de costumes pour le compte de grands designers, tels Jean Paul Gaultier et bien d’autres encore. Fidèle à la tradition, elle ajuste styles et techniques à un propos plus actuel, voire novateur : le sien.

Faisant preuve d’une grande maîtrise, elle reprend des modèles emblématiques associés à des grandes figures de l’histoire : par exemple Goethe (Le Gilet de Goethe. Les affinités électives, 2003). Dans le registre de la mythologie contemporaine, elle marque de son savoir-faire les costumes qu’elle conçoit pour le Cirque du Soleil et les Grands Ballets canadiens. Ces productions n’en conservent pas moins un caractère traditionnel ; cependant, Jeanne Bellavance leur imprime des couleurs et des propriétés qui s’imbriquent à des formes où les broderies captent la lumière et, par là, provoquent chez les spectateurs une plus longue persistance rétinienne. Belle transgression.

On a compris que Jeanne Bellavance s’ingénie à faire surgir des structures atypiques. Ce travail minutieux, elle l’exécute avec un constant souci du détail, une même application lente et soignée destinée à transmettre le sentiment du passage du temps dans un espace qu’il faut deviner autre – très bien illustré, par exemple, par la représentation d’une tortue (Temps lent, tortue, 2013). Il n’est pas inutile d’ajouter que la réalisation de ces pièces s’échelonne sur près d’une vingtaine d’années (1996-2013). Cet écart temporel n’altère en rien l’unité de l’exposition Sélections naturelles.

Bellavance remplace le fil de soie ou d’or par le fil de métal. À l’aide de moustiquaires, elle dresse un espace à géométrie variable dont elle appréhende et délimite l’étendue. Ses structures se déploient ainsi avec légèreté et transparence, virevoltent et finissent par feindre de tomber comme en témoigne Grande chute libre de jaune (2010), œuvre qui offre un contrepoint aux pièces qui s’imposent par leur volume. L’artiste anime ses surfaces par l’ajout d’éléments végétaux translucides qui rappellent la vie qui se glisse furtivement entre lumière et pénombre. Elle justifie ainsi le titre de son exposition Sélections naturelles en matérialisant sous forme de traces les éléments organiques (humains, végétaux, insectes, oiseaux) qui se posent comme des indicateurs d’une possible évolution de la broderie prise au sens premier d’ajout sur un support, mais aussi dans son sens second d’effet narratif, comme l’indique bien l’expression : broder une histoire.


JEANNE BELLAVANCE – SÉLECTIONS NATURELLES 
Maison de la culture Frontenac, Montréal
Du 12 mars au 21 avril 2013