Jérôme Poirier, l’immatériel soudain prend corps
Jérôme Poirier peint des personnages dont l’attitude semble inciter à crier : « Nous ne sommes pas de ce monde ! » Leurs regards évitent celui de ceux qui les observent. Enfermés dans leur solitude, ils captent pourtant ce qui n’apparaît pas formé de manière tangible.
L’exposition solo Nous ne sommes pas au monde1, du peintre et sculpteur Jérôme Poirier à la Galerie Blanche, compte une quinzaine de tableaux récents qui relaient les préoccupations de l’artiste pour la mémoire, l’espérance et la vérité : grands axes de création de son travail.
La synthèse de la peinture, de la photographie et de la xylographie que Jérôme Poirier produit sur un même support, comporte des difficultés techniques, mais lui permet d’explorer les tenants et aboutissants dans l’espace pictural de la « confrontation », comme l’appelle l’artiste, entre raison et émotion. D’après lui, la vérité loge dans le sensoriel : « Métaphoriquement, elle m’aide à percevoir les structures métaphysiques de mon imagination. »
Concrètement, il puise matière à tableau parmi les centaines de clichés de personnes croquées sur le vif dans des scènes urbaines tirées de ses sorties photographiques. Ses personnages qu’il nomme « esthètes » sont d’un réalisme étonnant et transmettent un point de vue esthétique et formel particulier. Avec Extériorisation, l’artiste débusque les mécanismes d’intériorisation et d’extériorisation de la pensée rationnelle : la perception subjective du chien par l’être humain, sa structuration mentale (la forme géométrique), puis la représentation figurative du sujet.
Organisation de structures et d’éléments
Dans un autre ordre d’idée, l’utilisation du motif obtenu par xylographie force l’amorce d’une réflexion sur le temps et l’espace. Si l’estampe laisse des traces, il s’agit pour l’artiste des mémoires du passé, les siennes et celles de ses personnages qui ne lui appartiennent pas mais qu’il s’approprie. Se confondent passé, présent et futur (Nous ne sommes pas au monde) en une empreinte laissée par de nombreux voyages en Asie, notamment en Inde. Sorte de garbhagriha ou de claustra séparant le créé de l’incréé, le motif représente aussi le hors-champ, dont l’incursion dans ce monde fait éclater la réalité subjective (Entre terre et ciel).
L’artiste partage la fascination de son confrère allemand Anselm Kiefer pour la matière dont plusieurs de ses œuvres sont chargées. Pour Jérôme Poirier, la matière sert à rendre tangible la présence du non-visible ; c’est pourquoi le motif du tableau se traduit par l’application de couches épaisses de peinture mélangée à du talc, le mélange devient ainsi très dur une fois séché. L’estampe donne une profondeur extraordinaire à l’à-plat. Du reste, la gravure sur bois est ancrée dans la matière, qui justifie l’artiste à se considérer comme un artisan. De l’amour du travail bien fait surgit la beauté : d’une rosace émerge l’oiseau grâce à qui le non-visible devient visible, dans un frôlement d’aile à la surface de la toile (Le voyageur de l’au-delà). Quelques traits blancs esquissés auront suffi pour rompre l’uniformité du motif-temps.
Selon l’artiste, la vérité loge dans le sensoriel :
« Métaphoriquement, elle m’aide à percevoir les structures métaphysiques de mon imagination. »
L’artiste équilibre la bipolarité de l’œuvre : en juxtaposant l’élément décoratif, ce qu’il nomme le plein (le visible), et l’espace dépouillé (le vide) qui occupe une place de plus en plus prépondérante. « L’accessoire décoratif est superflu, car il change l’aspect des choses », explique le peintre. De fait, ses personnages masculins et féminins sont dépourvus de chevelure ; quant à leurs vêtements, ils n’ont qu’une fonction utilitaire. Les masses, les couleurs sourdes et neutres et les traits tantôt nets tantôt flous alternent. Jérôme Poirier considère la notion de l’au-delà si précieuse qu’il la matérialise par des dorures, comme on le voit dans le tableau L’instant magnifique.
Notes biographiques
Jérôme Poirier est représenté par la Galerie Blanche à Montréal et par la Hall Spassov Gallery, à Bellevue, dans l’état de Washington. Marqué par une enfance créatrice à la Tom Sawyer, il travaille comme muraliste, scénographe et peintre scénique. Il gagne le Prix Jean Vigo (2015). Il est, trois années consécutives (1981-1983), lauréat du Prix d’excellence de la production et de la présentation au Salon des métiers d’art de Toronto. Il obtient une bourse du Conseil des arts et des lettres du Québec (1997). L’artiste se consacre à la peinture et à l’enseignement de la sculpture sur bois à l’École d’ébénisterie d’art de Montréal au Cégep du Vieux-Montréal.
(1) La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. Je vais où il va, il le faut , Arthur Rimbaud, Délires I, Vierge folle, l’Époux Infernal, Une saison en enfer, recueil de poésie de 58 pages que Rimbaud publia à compte d’auteur chez Alliance typographique, en 1873.
Nous ne sommes pas au monde
Galerie Blanche 218, Montréal
Du 5 au 23 mai 2018