Joan Jonas: Sensible

La rétrospective From Away que consacre la galerie DHC/ART à Joan Jonas rassemble une grande variété d’œuvres qui s’échelonnent du milieu des années 60 à aujourd’hui. Leur disposition compose un itinéraire qui mène au cœur de la sensibilité et des modalités d’expression technique de l’artiste multidisciplinaire.
Répartie entre les deux pavillons du centre DHC/ART, l’exposition From Away propose un amalgame de vidéos, de performances, de dessins et d’installations. L’enchaînement des œuvres trace une sorte de chemin dans ce que Joan Jonas s’efforce de définir comme le sensible qui lui est particulier. De ce fait, elle invite le visiteur à entrer dans sa propre temporalité. L’agencement des éléments de l’exposition provoque un effet envoûtant, confère un rythme incantatoire au trajet que dessinent Joan Jonas et la commissaire Barbara Clausen. Ce n’est pas la première fois que les deux femmes collaborent. En 2005, Barbara Clausen avait présenté l’exposition After The Act: The (Re) Presentation of Performance Art de Joan Jonas au MUMOK, en Autriche.
L’imposant retour sur la carrière de l’artiste Joan Jonas que constitue l’exposition From Away s’achève par They Come to us Without a Word. Présentée en 2015 à la Biennale de Venise au pavillon des États-Unis, il s’agit de l’œuvre la plus récente de l’artiste. Elle y souligne le rapport à la nature qui l’entoure dans sa maison de campagne en Nouvelle-Écosse, région qui est le théâtre de beaucoup de ses œuvres précédentes et qui sert de point de départ à la trame narrative de la rétrospective.
Décrypter le monde
L’exposition occupe cinq salles ; chacune d’elles conduit sa propre narration fondée sur un thème particulier : Abeilles, Poissons, Vent, Miroirs et Domestication. C’est sous la forme de vidéos, de dessins, de sculptures et de l’installation de nombreux objets disparates que Joan Jonas construit son odyssée. Le spectateur est invité à voyager au « cœur du sensible » de l’artiste. Les nombreux artefacts qui emplissent les salles intensifient l’expérience du récit et contribuent à le rendre « palpable ». Les mythes et les légendes remontent à une époque antérieure à l’électricité, époque où seule la parole véhiculait le savoir. Jonas dit elle-même s’être inspirée des grands mythes grecs comme celui d’Icare ou de Sisyphe pour élaborer cette suite d’œuvres et, en particulier, Under The Glacier d’Halldór Laxness. On reconnaîtra aussi une référence à l’univers de Jorge Luis Borges dont l’esprit des nouvelles du recueil Labyrinthes se reflète dans la salle des Miroirs. Enfin, on conviendra que le caractère protéiforme des créations de Joan Jonas provient, de l’avis de l’artiste, de son besoin de puiser dans tous les aspects du sensible pour décrypter le monde.
Les productions vidéographiques dominent l’exposition. Elles servent de point d’ancrage au récit. Les écrans placés au centre de la salle donnent à voir tantôt le chien de l’artiste, Ozu, errer sur une plage en Nouvelle-Écosse, tantôt des enfants en train de réaliser une performance devant des images montrant une ruche où s’affairent des abeilles (Abeilles). L’artiste a révélé avoir fait appel à des enfants de quelques-uns de ses amis : elle leur a demandé de reproduire les mouvements des abeilles. Au début, un peu gauches, on les voit imiter les abeilles et, progressivement, se libérer et, finalement, réussir à harmoniser leur jeu avec les images qui défilent derrière eux.
Désynchronisation
L’agencement des pièces invite certes le visiteur à plonger dans la narration que propose l’artiste, encore qu’elle procède toujours en ménageant des effets singuliers. Ce sont les écrans disposés dans chaque salle qui servent d’appui au déroulement du récit. Car si l’on suit la succession des images, le son qui les accompagne semble hors de la réalité qu’a filmée l’artiste. En arrière plan, une voix monotone raconte une histoire de fantôme ou une légende. Cependant, elle semble détachée du contexte défini par l’image. Cette désynchronisation sert à marquer l’écart entre le monde matériel tangible, c’est-à-dire visuel et réel (les images sur l’écran, les objets dans la salle) et l’imaginaire suscité par le son. Cette modalité technique constitue, en quelque sorte, le label propre à l’artiste. Le délai instauré entre ce qui est donné à voir et ce qui est donné à entendre, entre le stimulus et sa perception, est le fil conducteur des activités créatrices de Jonas. Les œuvres installées dans le premier bâtiment de DHC/ART l’attestent.
Depuis Vertical Roll (1972), jusqu’aux séries de performances produites par la suite (avec la série Organic Honey), les réalisations de Joan Jonas se proposent toujours en tant que critiques de l’image et des médias traditionnels. L’artiste déconstruit le mythe de l’image qui se donne pour elle-même, avec son apparente pureté et son intégrité. En coupant le fil de la narration, le procédé d’élaboration du récit se trouve déconstruit : l’image apparaît altérée et décomposée. Cette mesure a pour effet de rendre visible le processus, de donner vie à ce qu’on ne voit pas ou qu’on ignore. Ce besoin de montrer l’invisible (le non divulgué) que manifeste l’artiste se retrouve également dans les nombreux objets (sculptures, morceaux de bois, abeilles mortes) disposés dans les salles. Ramassés lors des promenades de Joan Jonas, ils constituent l’aspect sensible de l’œuvre. Ils rappellent la présence et l’empreinte de l’homme sur la terre et mettent en perspective sa coupure par rapport à la nature.
Joan Jonas : From Away
Commissaire : Barbara Clausen
DHC/ART, Montréal
Du 28 avril au 18 septembre 2016