Souvent une rencontre fortuite sert de point de départ à la création d’une œuvre. La série que vient de réaliser Jocelyn Robert a eu pour déclencheur un constat étonnant.

Ayant à fournir un portrait de lui-même pour un site web, Jocelyn Robert avait posé devant un photographe qui lui a ensuite soumis une trentaine d’images. Avant d’arrêter son choix sur l’un des portraits, il a demandé leur avis à plusieurs personnes. À sa grande surprise, leur choix fut unanime. C’est celle-là ! Certes, les images obéissaient à des cadrages, des éclairages et des poses différentes, cependant, une seule convenait au goût de tous. Cette anecdote a amené l’artiste à s’interroger au sujet du regard que porte une collectivité sur des images. Pourquoi un ensemble d’individus aux sensibilités diverses s’accordent-ils tous pour évaluer de la même façon la qualité d’une œuvre ? Si le sens de la beauté individuelle ne semble pas le fruit du hasard, par quoi alors est-il conditionné ? Ces questions ont abouti à des séries d’œuvres, exposées à Espace F, la galerie de Matane. Il s’agit de portraits, d’images d’objets ainsi que de lieux.

Intrigué par la réaction unanime des personnes qui ont regardé son portrait, Jocelyn Robert a exploré la teneur graphique de l’image en repérant par le truchement de Google des images qui lui seraient similaires. Son but était de déceler ce que les gens voient lorsqu’ils observent une image particulière. Par filtration par image (plutôt que par mot-clé), le moteur de recherche offre alors tout un panel de portraits similaires, non sur le plan de leurs contenus mais sur celui de leurs compositions. L’artiste a appliqué cette manœuvre à plusieurs de ses autoportraits, laissant au hasard le soin de lui offrir une multiplicité de choix. Il a ensuite sélectionné et superposé certaines de ces images proposées par Google.

Vedettes de cinéma

Ce n’est pas la première fois que Jocelyn Robert se livre à ce genre de processus où il sollicite le hasard. Un hasard qui demeure toutefois subordonné à un système de contraintes. S’il en détermine le point de départ de façon subjective, l’artiste laisse des intervenants extérieurs, en l’occurrence le moteur de recherche Google, participer au processus créateur. De cette manière, l’œuvre acquiert un degré d’objectivité tout en obéissant à une intention individuelle.

Dans les séries Automoirés, l’artiste s’attribue le soin de choisir lui-même les portraits trouvés par Google. En les apposant l’un sur l’autre, il obtient l’effet d’un moiré, soit une déformation de l’objet par jeu de superposition. Telle une interférence, apparaît alors entre ces différentes couches une profondeur culturelle et historique de l’image. En effet, à sa propre image se superposent les portraits datant de plusieurs siècles, tout un pan de l’histoire de l’art. Bien que les images sélectionnées traversent les âges, leurs formes sont similaires.

Il est intéressant de noter que ces Automoirés correspondent aux codes esthétiques dépeints par l’artiste David Hockney dans son livre Savoirs secrets, les techniques perdues des maîtres anciens. Dans son ouvrage, il met en lumière le recours à la lentille optique auquel se livraient les maîtres de la peinture classique dès la Renaissance. Ce dispositif, communément appelé Chambre noire, permettait de dessiner la projection d’une image sur le papier. Les peintures de cette époque portent donc les stigmates de l’usage de cette technique : une lumière accrue sur le visage, une noirceur de l’arrière-plan, des contrastes forts et le portrait dans un cadrage qui rappelle celui d’une fenêtre. Cette technique impose donc une certaine composition à l’image. Peut-on alors affirmer que cette composition aurait perduré, quand bien même la technique aurait disparu ? Aurait-on conservé cette manière de présenter un portrait ? Cette hypothèse pourrait être accréditée par l’autre série d’Automoirés de Jocelyn Robert. Dans ce cas, à partir de trois autoportraits de l’artiste, le moteur de recherche Google avait offert des portraits de vedettes de cinéma. Or, on retrouve presque les mêmes codes que ceux de la série précédente. Existerait-il une filiation entre les portraits de la Renaissance et ceux d’aujourd’hui ?

L’on peut du moins affirmer que constituée de codes et de modes, l’histoire de l’art a profondément influencé le regard collectif. Le regard – du moins en Europe – progressivement inscrit dans un conditionnement culturel subjectif. La façon de regarder est donc tributaire de ce que l’on a appris préliminairement de l’image.

Têtes de criminels

Un troisième Automoirés recoupe cette idée. Il s’agit, cette fois, d’autoportraits auxquels Google a associé l’image de criminels. Bien qu’aucun indice ne permette de reconnaître la nature de ces photographies, l’œil est capable, grâce à la composition de l’image, de reconnaître la source des portraits sélectionnés. Ainsi, l’on ne présente pas de la même manière une étoile de la scène et un homme poursuivi par la justice. Il y a en effet une manière de montrer les êtres, de nommer les êtres, qui diffère selon leur état.

Jocelyn Robert a souhaité élargir le raisonnement en s’intéressant aux objets. En photographiant montres, rasoirs, lampes, etc., et en effectuant à nouveau des recherches sur le web, il voulait établir s’il y avait également une façon de se projeter l’image d’objets communs. Il a découvert, par exemple, qu’un rasoir obéit aux normes de présentation des objets pharmaceutiques. Il existerait donc des codes liés aux types d’objets que présente une image.

Par son travail, Jocelyn Robert met donc en évidence la manière dont une collectivité peut percevoir une image. En superposant les portraits et les objets photographiés ressemblants, il fait disparaître le premier sujet photographié. L’image initiale n’est plus appréhendée pour elle-même, mais dans sa relation avec les autres images. Sa forme est accentuée par la superpo­sition des autres images, tandis que son contenu est effacé. La subjectivité de l’image disparaît, confondue dans un ensemble d’autres sujets. Toutefois, c’est là que le spectateur est amené à reconstruire un sens pour l’œuvre, à soutirer, d’un processus objectif, une perception individuelle. Le jeu de superposition des œuvres appelle, en effet, un regard inquisiteur. La complexité de la composition invite le spectateur à s’investir dans l’image et même à retracer une histoire, par-delà l’illusion. Mais la narration des œuvres demeure insaisissable puisque les images se fondent l’une dans l’autre. Dotées ainsi d’un mystère, elles offrent au spectateur une expérience poétique qui consiste à saisir ce qui n’est pas donné à l’œil nu. Le regard individuel doit plutôt en apprivoiser le contenu et apprendre à le lire, par intuition. Reste à se hasarder dans l’insondable. Le fortuit s’immisce alors une dernière fois, dans la réception de l’œuvre.

Jocelyn Robert Moirés et automoirés (Dans le cadre du festival PHOS)
Espace F – Galerie d’art de Matane 
Du 12 au 18 septembre 2016