S’étant récemment annexé l’ancien espace de la Galerie René Blouin au cinquième étage de l’édifice du Belgo, Roger Bellemare a eu la brillante idée de faire dialoguer Charles Gagnon et Jocelyne Alloucherie en des expositions parallèles de part et d’autre du couloir de l’édifice. L’occasion s’offrait ainsi au visiteur de deviner maintes secrètes parentés et subtiles résonances entre ces deux maîtres de l’art québécois de génération successive, aux pratiques à prime abord dissemblables, mais que relie toutefois leur caractère multidisciplinaire.

Charles Gagnon (1934-2003) n’était pourtant représenté que par des œuvres picturales : six peintures et une sérigraphie, provenant en partie de sa succession. C’était notamment le cas des deux versions d’Écho (1989), grandes toiles réunies en tandem pour la première fois et centrées chacune sur ce mot inscrit au pochoir, de même que l’est le mot Code (no 3, 1990) dans un petit tableau du fond de la galerie. L’apport de Jocelyne Alloucherie provenait quant à lui de corpus récents montrés surtout à l’étranger, répartis entre une petite salle abritant dix-huit photographies d’icebergs – murailles ou meringues entraperçues dans l’exquise confusion d’échelles de Terre de brumes – et une grande salle accueillant quatre installations sculpturales minimalistes de parois et de colonnes toutes blanches. Celles de Terre de sang se déployaient cependant en contrepoint de hautes compositions photographiques de tourmentes barrées d’imposantes vagues de sable verticales, aux bruns embruns figés comme le temps à l’approche de L’Île des morts d’Arnold Böcklin, qu’évoquaient obscurément les piliers qui en défendaient l’accès.

Charles Gagnon, Hommage à plusieurs…, 1976, Matériaux mixtes, 111,8 x 82,6 cm

Le cadre éclate en tous sens

La suspension du temps en poussière dans l’atmosphère va ici de pair avec le loisir de déambuler entre points de vue changeants dans l’espace architectonique qui s’ouvre aux visiteurs comme ses portiques décoiffés sur les cieux. Sans déborder leur cadre propre, les peintures de Gagnon savent également s’ouvrir à d’autres dimensions. Le temps s’y décline en bandes horizontales, comme un film décalé ou une image télé instable ; elles nous rappellent leur nature de succession de prises de vue. L’espace s’y inscrit dans l’épaisseur du cadre d’un Hommage à plusieurs (Duchamp, Johns, etc.) de 1976, vitrine en forme de valise à roulettes dont le bois est ironiquement peint du même beige institutionnel que les dégoulinades du tableau qu’elle présente en tant qu’œuvre d’art.

Cette épaisseur du réel, on la retrouve chez Alloucherie jusque dans les Brumes dont elle marque l’opacité en une paroi solide, elle-même entaillée d’un créneau translucide qui les révèle pénétrables à même la vitre givrée et fêlée. Dans les deux cas, des aspects complémentaires (art /quotidien, accès /obstacle) sont phénoménologiquement juxtaposés comme distincts dans leur propre continuité.

De même que les assemblages d’éléments de construction d’Alloucherie ne cachent pas le jeu de leur agencement manuel, les démarcations rectilignes des plages d’abstraction gestuelle des tableaux de Gagnon soulignent leur caractère artificiel, en allant jusqu’à les redoubler dans la mince marge de leur propre largeur. Par la consistance qu’il accorde à l’interstice, le travail de ces deux artistes sort du cadre de la représentation en se servant de ses fragments pour faire brèche vers l’immensité incirconscrite de ce qui l’excède, condensée en ces nuées où ils se retrouvent sur le fond insaisissable dont émerge dialectiquement la forme en tous ses états, d’épiphanie en sublimation, de solide à fluide et vice versa.


Galerie Roger Bellemare
Édifice Belgo, Local 502
372, rue Sainte-Catherine Ouest, Montréal
Tél. : 514 871-0319
www.rogerbellemare.com
Du 26 novembre au 24 décembre 2011