John Ancheta – Chromatisme pour un présent inquiétant
La joie de la création est manifeste dans la peinture de John Ancheta, qui évolue avec souplesse entre des registres chromatiques liés à l’émotion et des registres graphiques définissant un espace à la fois géométrique et subtilement chaotique.
Le titre de l’exposition, Habitat, est d’emblée intrigant, avec sa connotation écologique et son caractère indéfini. Avec quelques portraits aux traits « détruits » par des éclaboussures de couleurs, des vues aériennes évoquant de vastes aires géographiques — à la rigueur des terrains d’atterrissage sinistrés — ou des scènes semblant appartenir à un fond océanique, Ancheta rend tangible l’anxiété que suscitent les images qui se disputent l’attention. Néanmoins, le peintre se plaît à distinguer un fond de poésie au milieu des dissonances et des cacophonies du monde actuel. Sa maîtrise de la touche picturale et la variété des gestes qu’elle recèle se présentent comme des invitations à se laisser gagner par un sentiment proche peut-être de la beauté… afin de goûter, d’apprécier la substance de ces temps de changement.
Entre le très fin aplat des modulations d’un registre monochrome organisé autour de la couleur noire et le violent empâtement — presque violent en fait, frisant, mais ne touchant pas au kitsch — qui risque d’engendrer un malaise, Ancheta, tel un jazzman, explore avec allégresse le territoire sans limites des jeux chromatiques.
Dans sa peinture, on repère la mémoire de moments modernistes, avec une prédilection pour le surréalisme. Dans Clearing (2011), on identifie en quelque sorte les silhouettes extraterrestres proposées par Yves Tanguy, les disques colorés en flottement d’un Miró, les horizons distants et oniriques d’un Dali, l’ensemble perçu à travers une masse aquatique translucide. Le tout est surplombé par l’azur d’un ciel intense déployé sur des lointains en teintes jaunes et vertes. Dans Musicien, l’artiste fait valoir l’obsession des noirs et de leurs dégradés modifiés, influencés par des blancs et des gris.
S’il y a malaise dans cette expérimentation chromatique, c’est que la couleur grattée, travaillée en profondeur par des rayures, appliquée à la spatule et dégoulinante — projetée en ricochets — recèle un peu trop de fraîcheur : les nuances ont une qualité crue qui marque le souvenir que laisseront ces œuvres. Il s’agit en fait d’une peinture en résonance avec un temps inquiétant et disharmonieux. Au-delà des agitations de couleurs, les toiles de grand format semblent les plus propices à la méditation.
Dans Grizzly (2011), dans une gamme où domine le noir, accentué par des verts en retrait, la couleur est à la fois frénétique et sculpturale, étalée surtout à l’horizontale, d’un volume et d’une rugosité surprenants : elle rappelle la mémoire explosée et saccagée des rondeurs lisses du new-new painting des années 1980. Dans Rowers for Tom, vague silhouette sur fond de nébuleux paysage d’un chromatisme cru, la qualité existentielle d’un triste et dérisoire saltimbanque peint à la Soutine semble revenir d’un néant psychique.
Né en Californie, John Ancheta termine ses études en arts visuels à l’université Concordia, à Montréal. L’artiste possède une solide expérience en production cinéma et vidéo, qui est interprétée par le montage à la fois orthogonal et panoramique de l’espace pictural, évidemment plein de déviations et de déconstructions d’une couleur qui dégouline, qui est disposée de manière pointilliste ou qui est projetée en ricochets. La suggestion pointilliste connote la pixellisation de l’espace virtuel. Quant au dialogue avec l’espace virtuel, il rappelle le travail du peintre montréalais Thomas Renix, qui se réclame également de l’image informatique. L’étalement des couches et des vernis translucides dans certaines toiles d’Ancheta s’inscrit dans une tradition de dialogue avec la photographie, qui s’apparente aux procédés chers à l’artiste allemand Gerhard Richter. L’évocation de l’anomie sociale dans les images d’Ancheta, l’allusion à des « pouvoirs de destruction imminente » suggèrent la tendance de la société actuelle « à isoler, à exclure l’excentrique, le dépressif, l’artiste et le prophète — la différence », selon John Bentley Mays, ancien chroniqueur d’art du Globe and Mail de Toronto1. La vibration de couleur qui marque l’œuvre est en étroite relation avec le fait qu’Ancheta est lui-même musicien, que ses goûts sont variés et éclectiques, et que la musique accompagne son travail. La joyeuse et humoristique vision de la mort du tableau El dia de los muertos (Le jour des morts) n’est peut-être pas sans rapport avec un séjour d’apprentissage d’une année qu’a effectué l’artiste au Mexique.
Le travail d’Ancheta se déploie autour de deux pôles : d’un côté celui de la structure dessinée suivant un vague système de coordonnées verticales et horizontales et, d’un autre côté, indépendamment de cette structure, celui d’un discours gestuel qui fait place à la couleur. En fait, il s’agit de deux mélodies distinctes qui, par moments, s’harmonisent.
JOHN ANCHETA HABITAT
Battat Contemporary 7245, rue Alexandra Local 100 Montréal Tél. : 514 750-9566 www.battatcontemporary.com
Du 15 au 29 octobre 2011
(1) John Bentley Mays dans Même en Arcadie, essai dans JohnAncheta Habitat catalogue d’exposition, éditeur Battat Contemporary, Montréal, 2011