Kai Chan travaille avec le presque rien ou le déjà trop. Beaucoup de ses œuvres évoquent d’étranges et envoûtants paysages zen. Ses constructions subtiles suivent un fil qui les unit. À point nommé, La logique de l’araignée, l’exposition présentée au Musée d’art de Joliette, a été préparée par le Textile Museum of Canada et le Varley Art Gallery de Markham en Ontario.

Le fil qui unit les œuvres de Kai Chan est parfois rouge. Tantôt il est fait de brindilles ou de soie, tantôt il se confond avec des objets trouvés, des joncs, des branches d’arbres. Il entoure des bouteilles vides. Il dessine des entrelacs, d’étranges coulées en étendant ses filets. Le fil est aussi celui que forment les matériaux employés : cure-dents, bâtonnets d’encens, copeaux de bois et bois brûlé. L’artiste montre comment il a appris à les tisser, à les entrelacer, à les grouper en trame et à les coudre.

« Je puise mes formes à la peinture chinoise de paysage. Évidemment, un vrai paysagiste chinois verrait cette œuvre et demanderait “c’est quoi ?” », blague Kai Chan. Il est vrai que devant Shangri-La (2010), par exemple, on peut entrevoir une forme de lavis oriental. Mais à défaut d’encre de Chine où tremper son pinceau, Kai Chan a assemblé une multitude de brins d’herbe séchés. Les tiges s’alignent en traits pointillés. Leur mouvement évoque le trajet de la main qui propulse les brosses. Ici, par un curieux retour des choses, se manifeste une expérience essentielle, comme en marge du visible. On pense aux toiles quadrillées et quasi blanches du peintre Agnes Martin, elle aussi d’origine canadienne. Influences majeures pour Chan, les peintures d’Agnes Martin communiquent tout autant ce type de sentiment de vastitude éprouvé devant des grandes étendues enneigées que la suggestion d’un espace idéalisé et construit de toutes pièces qui n’a plus rien à voir avec cette traduction du monde.

« Mon inspiration provient des éléments premiers : lumière, air, terre, eau, faune et flore. Je choisis de travailler avec des matériaux quotidiens, souvent recyclables. À mes yeux, les matériaux artistiques conventionnels ne peuvent traduire ma réflexion. Pour cela, je me fie davantage aux qualités à la fois irrégulières et linéaires des fils et des branches d’arbres. » Kai Chan fait un rapprochement entre certaines de ses œuvres et la structure des caractères chinois. Il tente ainsi, dit-il, de « trouver un équilibre entre les idées de l’Ouest et de l’Est ».

Ses œuvres reflètent le trajet qu’il a emprunté depuis les premières années de sa vie à Hong Kong et en Chine, jusqu’à aujourd’hui, à Toronto. « Je ne serais jamais devenu artiste si je n’avais pas émigré au Canada en 1966. » Ici s’affiche, en somme, une affirmation identitaire tant cette manière de penser en image est loin d’être occidentale. Et pourtant ? Abstraites, certaines de ses œuvres ont beau faire penser à des montagnes, à un cours d’eau d’un paysage chinois ou japonais traditionnel, elles pourraient aussi transcrire des horizons bien différents.

« En 1969, l’une des premières expositions que j’ai vues m’a initié aux arts textiles. » Présentée au Musée d’art moderne de New York, cette exposition intitulée Wall Hanging agit pour lui comme un catalyseur. À partir de là, Chan participe au décloisonnement des genres et des disciplines encouragé par le développement contemporain des arts de la fibre. Les frontières des catégories et des disciplines traditionnelles sont allégrement franchies. L’innovation porte sur l’emploi très ouvert des matériaux, sur la diversification des pratiques et sur une grande liberté dans leur choix. Bien sûr, l’exposition sonde l’importance de tels matériaux pour Kai Chan. La tour et son esprit (1984) est façonnée avec des papiers assemblés à la façon d’étranges abris primitifs ou bien comme des nids animaliers. Dans la baignoire (2001) se forme à partir de l’ossature d’un réseau de branches et de tiges de bois qui s’entrecroisent. Ces branches dessinent des arbres, des ponts, des rivières, des montagnes, le ciel. Pourtant, leur assemblage demeure rigoureusement abstrait. D’autres œuvres intègrent des boutons, des bouteilles vides. Le recyclage revêt une dimension importante. Si son propos peut parfois toucher à des considérations écolo­giques, Chan aborde au passage la notion de rituel, notamment avec la répétition des gestes. Parlant également de transculturalité, l’artiste démontre à sa façon comment l’espace nous façonne. En même temps, la poésie que dégagent ses œuvres s’ouvre sur la fragilité dont elles sont tributaires, mais aussi sur une forme de transcendance. Cette tension leur confère leur forte puissance méditative.

Entrecroisées en résille, s’appuyant au mur, les grilles déformées de certaines pièces telles Deux îles dans la rivière (2009) ou Rouge déluge (2009) s’approchent de façon quasi mimétique de la toile d’araignée. On songe alors à la beauté de ces fils transparents que l’on voit partout. L’ensemble des œuvres exposées démontre que la métaphore de l’araignée recouvre à merveille la plupart des productions de Chan. Devant elles, on se rappelle les débris volants qui s’empêtrent dans les toiles d’araignée et s’unissent aux proies en un collage accidentel. La fragile toile d’araignée arrête brins d’herbe, débris, gouttes d’eau scintillantes, écailles de peinture sèche qui s’y greffent de façon étonnante. Ces amalgames, comme le souligne Sarah Quinton dans le catalogue, se constituent de façon tout à fait imprévisible, mais pourtant logique. La logique de l’araignée !

KAI CHAN LA LOGIQUE DE L’ARAIGNÉE
Musée d’art de Joliette
145, rue du Père-Wilfrid-Corbeil, Joliette
Tél. : 450 756-0311
www.museejoliette.org
Du 29 mai au 4 septembre 2011