« Ceci est mon histoire. Elle comporte sa part de vérité largement plus vraie que votre vérité (1). »
– Miss Chief Eagle Testickle/Kent Monkman

Dans l’introduction de l’exposition Kent Monkman : Être légendaire, présentée au Musée royal de l’Ontario (Royal Ontario Museum, ROM) de Toronto, l’alter ego de l’artiste cri Kent Monkman prend la parole pour rapporter son histoire, celle de sa Nation et celle des autres peuples autochtones. Telle une réappropriation symbolique du musée (2), ce récit est raconté au « je » et au « nous » et s’illustre par des œuvres récentes de l’artiste, créées majoritairement pour l’occasion et en dialogue avec la collection encyclopédique du ROM. L’institution semble, par cette approche, renoncer au discours qu’elle déploie habituellement entre ses murs et sur ses collections pour laisser place à une nouvelle interprétation. L’ensemble du parcours dépeint cette âcimowin – « cette histoire porteuse d’histoires », de « savoirs » et de « vérités » –, même si Miss Chief nous avertit, dès l’entrée de la salle, que ces « comptes rendus véridiques » portent une « touche personnelle pour rendre [ses] histoires plus intéressantes ».

L’exposition constitue une expérience créée par l’artiste, en collaboration avec l’auteure Gisèle Gordon, et est nourrie par des témoignages, des légendes cries ainsi qu’une expertise sur les questions de décolonisation. Le but est de « contester les histoires qui nous ont été racontées… et, d’une manière générale, mettre en valeur savoirs et expériences autochtones dont on fait souvent abstraction dans les terres que nous appelons Canada ».

Kent Monkman, Étude pour Le moineau (2021), acrylique sur toile, 74 x 60 cm. Courtoisie de l’artiste

L’ÂCIMOWIN, L’HISTOIRE DES HISTOIRES

Nous parcourons l’exposition selon un déroulement chronologique en six sections soutenues, dans la scénographie, par un dégradé de couleurs sur les murs. La première, « Nous venons des étoiles », propose un mythe de la création selon lequel tous les êtres – plantes, roches, insectes, êtres humains – seraient faits de poussière d’étoiles. Entourés de murs d’un bleu foncé, deux objets sont placés côte à côte : une première météorite issue des collections du Musée, ainsi qu’une seconde, tronquée, créée par l’artiste et qui dévoile des cristaux rouges et scintillants. Comme la majorité des œuvres de l’exposition, les deux premiers tableaux mettent en scène l’alter ego de Monkman.

« L’époque où les géants foulaient la terre », la deuxième section, signalée par des murs vert foncé, raconte le passage des dinosaures et des mammouths, dont il ne nous reste aujourd’hui que des ossements ; ceux de la collection du ROM côtoient les tableaux de l’artiste. Miss Chief révèle la tristesse que lui cause la marchandisation de ces ossements sacrés – «  arrachés » à la Terre. À travers les œuvres de Monkman et le récit qui les accompagne, la troisième section, « Nous sommes ici depuis la nuit des temps », marquée par des cimaises d’un vert plus pâle, met en lumière les savoirs autochtones transmis par les aînés aux petits-enfants. On y trouve entre autres le tableau Étude de composition pour Nos histoires viennent de la terre (2022), qui représente les membres d’une même communauté chantant et discutant autour d’un feu de camp.

« Rien n’anéantit un peuple comme de lui enlever ses enfants. » C’est l’histoire qui est rapportée dans la section suivante, sur fond de murs blancs, comme si la couleur, si vivante auparavant, s’était dissipée. Les tableaux La fuite (2022), puis Étude pour Le moineau (2021), placé dans une alcôve noire, relatent les violences des écoles qui n’en étaient pas, où les awâsisak (« les enfants », en langue crie) apprirent la peur et furent traités de « moins-que-rien » sept générations durant. Précédée d’un avertissement, la cinquième section, « Lorsqu’ils ont tenté de nous démoraliser », dénonce la dépossession des peuples autochtones : non seulement le vol de leurs enfants, de leurs terres et d’objets sacrés, confisqués et mis sous vitrine, notamment au ROM, mais surtout la tentative de destruction de leurs histoires, remplacées par l’« Histoire ». Celle-ci s’incarne dans l’œuvre Le chant d’adieu (2022), qui dépeint la pendaison, en 1885, de huit « de nos hommes », devant leurs familles, sous les ordres du gouvernement canadien. De part et d’autre de ce tableau, huit mocassins de la collection sont exposés en vitrine vis-à-vis huit tableaux les reproduisant, sur un sol de terre, avec de la végétation en arrière-plan : ils font écho aux vies et aux savoirs perdus.

Kent Monkman, Étude pour Je viens de pakwan kisic, le Trou dans le Ciel (2022), Acrylique sur toile, 91,4 x 68,5 cm. Courtoisie de l’artiste

« La voie de l’avenir est éclairée par des étoiles étincelantes » présente des portraits de «  futurs ancêtres » accrochés à un mur rappelant un ciel étoilé : il s’agit de personnes qui sont militantes, enseignantes, cinéastes ou journalistes. Certaines sont connues du grand public, comme Gail Maurice, et d’autres sont, par les tableaux de Monkman, dévoilées pour la première fois. Véritable hommage à la survivance des peuples autochtones et de leurs mémoires, cette dernière section est conçue comme une ouverture sur le présent, mais surtout sur l’avenir.

En remplaçant les interprétations coloniales de l’histoire par une perspective autochtone, l’exposition dénonce les violences d’un discours longtemps, voire encore, porté par les musées et nous invite à revoir notre façon de penser notre héritage culturel3. Elle illustre les orientations stratégiques d’un musée du XXIe siècle4, mises en place depuis quelques années par le ROM, pour approfondir les échanges et le dialogue5 avec les communautés autochtones. En cédant notamment l’autorité du discours6 sur les collections à l’artiste ainsi qu’à ses collaboratrices et collaborateurs, l’institution reconnaît la validité d’une autre vision du monde. Bien que les musées d’art, d’histoire ou de sciences naturelles aient mis en place ce type d’intervention d’artistes dans les collections dès les années 1940, et de manière exponentielle depuis les années 19907, l’exposition Être légendaire s’ancre dans des préoccupations actuelles de décolonisation en démantelant l’« Histoire » et en démultipliant les perspectives.

1 Les extraits entre guillemets, sans source accolée, proviennent des cartels longs et courts de l’exposition.

2 Yves Bergeron et Michèle Rivet, « Introduction. Décoloniser la muséologie ou “re-fonder la muséologie” », ICOFOM Study Series, vol. 49, no 2 (2021), p. 31.

3 Voir notamment le texte de Bruno Brulon Soares, « The myths of museology: on deconstructing, reconstructing, and redistributing », ICOFOM Study Series, vol. 49, no 2 (2021), p. 243-260. Musée royal de l’Ontario, ROM 21e siècle. L’orientation stratégique du musée (Toronto : ROM, 2019), en ligne [consulté le 25 avril 2023].

4 Musée royal de l’Ontario, ROM 21e siècle. L’orientation stratégique du musée (Toronto : ROM, 2019), en ligne [consulté le 25 avril 2023].

5 Un salon « réservé aux visiteurs autochtones » était d’ailleurs installé dans une salle adjacente à l’exposition.

6 Pour approfondir la question, voir entre autres : Laurence Desmarais et Laurent Jérôme, « Voix autochtones au Musée de la civilisation de Québec. Les défis de la muséologie collaborative », Recherches amérindiennes au Québec, vol. 48, no 1-2 (2018), p. 121-131 ; Élisabeth Kaine, « Récit d’une incursion autochtone en territoire muséal », ICOFOM Study Series, vol. 49, no 2 (2021), p.  116-131.

7 Marilie Labonté, « Les artistes en art contemporain dans les collections. Une recension depuis 1940 », dans Mélanie Boucher, Marie Fraser et Johanne Lamoureux (dir.), Réinventer la collection. L’art et le musée au temps de l’évènementiel (Québec : Presses de l’Université du Québec, 2023), p. 261-330.


(Exposition)

KENT MONKMAN : ÊTRE LÉGENDAIRE
MUSÉE ROYAL DE L’ONTARIO, TORONTO
DU 8 OCTOBRE 2022 AU 16 AVRIL 2023