Sous le titre à première vue énigmatique Os de la lune, la récente série de tableaux de Khosro Berahmandi pourrait se lire comme une suite d’invitations à faire la connaissance de créatures singulières vivant en apesanteur dans un lieu atemporel. Animales et humaines, elles évoluent tantôt suspendues au ciel tantôt enracinées, accompagnées ou prolongées de motifs végétaux et floraux, dans une ambiance surréaliste. Étrangement, la présence du soleil et de la lune n’ont rien d’anachronique. Enfin, une palette de couleurs très pures souligne l’insertion de formes qui hésitent entre une rigueur géométrique et la liberté de courbes oniriques et féminines.

Dans cette suite de techniques mixtes sur papier (huile, acrylique, peinture métallique, encre), l’ensemble des éléments terrestres et célestes semblent s’observer les uns les autres. Ils se juxtaposent, se cherchent (laissant croire à un effet du hasard) pour finalement se rencontrer et trouver alors le sens ultime de l’existence. Une telle continuité linéaire ne peut que se rompre n’est-ce pas ? Surgit alors la mort comme une nécessité. On la distingue aux surgeons qui quittent les corps désarticulés. Les créatures de Berahmandi ont beau évoluer entre ciel et terre, tout imaginaires qu’elles soient, elles dansent avec la mort, inévitable condition de la vie.

Quoiqu’elle soit insaisissable, la mort hante les tableaux. L’artiste laisse affleurer sa venue en suggérant des excroissances bourgeonnantes : implicites formes des corps déchus. Mais il n’impose rien : il laisse des chemins ouverts pour des interprétations. Il capte ainsi l’intérêt de ses spectateurs qui sont vite fascinés par la beauté orientale qu’ils décèlent et le silence à la fois cruel et apaisé du regard de l’artiste sur la mort. Il la montre comme un processus naturel pour qui veut bien danser un pas de deux avec elle.

Dès lors Os de la lune, le titre de l’exposition, paraît moins énigmatique. Il pourrait être pris comme un clin d’œil. Mais ce serait trop court. Pourquoi la lune serait-elle constituée d’une charpente osseuse ? Image poétique, elle s’applique à une poétesse dont elle incarne le corps désormais imaginaire puisqu’il s’agit de la poétesse Forough Farrokhzad1 qui n’est plus de ce monde.

Rencontre dans la nuit, 2017, Techniques mixtes sur papier

Le peintre et la poétesse

Dans le second volet de l’exposition Os de la Lune, Khosro Berahmandi, fortement imprégné par la poésie persane contemporaine, commémore la cinquantième année de la disparition de la poétesse iranienne, Forough Farrokhzad avec plusieurs œuvres, dont une série de sept tableaux et la création d’un cercueil de taille réelle. Hormis la passion des mots, de la littérature et de l’art, le peintre partage avec cette figure majeure de la poésie : un esprit libre et antidogmatique. Les écrits et la poésie de Forough Farrokhzad2 constituent aujourd’hui encore une référence et une source d’inspiration pour de nombreux artistes iraniens.

Dans le cercueil de Forough Farokhzad, l’artiste a intégré une plante de son atelier qui symbolise la vie, comme si la mort physique ne représentait pas un départ définitif et que la poétesse pouvait renaître de ses cendres. Khosro Berahmandi s’est également inspiré de l’attachement à la campagne et à la lune dont la poétesse témoigne dans ses textes.

Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que Khosro Berahmandi rend hommage à une femme iranienne. Au cours d’une manifestation du mouvement de contestation nommé le Mouvement vert (2009), la jeune Neda Agha Soltan a perdu la vie. Khosro Berahmandi, artiste engagé ou plutôt embarqué (pour reprendre les termes d’Albert Camus, lecteur de Pascal) a réalisé alors une série de quatre tableaux : la naissance de Neda, sa mort, son enterrement et sa renaissance. Comme on le constate, l’idée d’exprimer la continuité, même après la mort, traverse les différentes séries du peintre.

Inspiration multidimensionnelle

Les vagues successives de déplacement (Turquie, France, Italie) et d’exil (de l’Iran au Canada) de Khosro Berahmandi ont certainement eu une influence sur ses créations justifiant les nombreux symboles qui leur donnent un caractère onirique. Il en va ainsi du tapis persan qui traduit à lui seul l’idée des rapports entre terre et ciel. Les quatre coins du tapis sont les quatre coins du monde. Cependant, Khosro Berahmandi « crée sa propre mythologie »3 (Bahman Sadighi, 2010, p.10). Il compose un univers singulier et poétique où se côtoient des personnages les uns plus fantasmagoriques que les autres …

Aujourd’hui, Khosro Berhamandi se reconnaît un vif intérêt pour l’art autochtone (principalement pour l’artiste amérindien Norval Morrisseau). Il retrouve ainsi son lien à la mère nature que peuplent les animaux de ses œuvres : tortue4, taureau, cerf, éléphant, vache, girafe, rhinocéros et quantité de poissons et d’oiseaux.

Le surréalisme de Salvador Dalí semble avoir joué un rôle important dans ses tracées. Les œuvres des deux peintres ne communiquent- elles pas entre elles, notamment par l’insurrection contre l’esprit de rationalité, l’élévation de l’imagination et le putsch onirique pour sortir de la banalité du réel ?

(1) Forough Farrokhzad(1935-1967), divorcée, revendiqua une vie libre et indépendante (bien avant la révolution de 1979). Même si aujourd’hui, le recours au divorce est devenu une pratique de plus en plus courante dans la société iranienne, à cette époque, une femme divorcée (et indépendante) était mal vue. Malgré les nombreuses controverses et polémiques,elle demeure dans la mémoire collective, même 50 ans après sa mort soudaine et tragique, une voix féminine forte et émancipatrice – dont l’influence est encore considérée comme de mauvais augure pour les autorités iraniennes.

(2) Le livre de poésie de Forough Farrokhzad nommé Autre naissance, traduit par Bahman Sadighi, vient d’être publié (décembre 2017) aux Éditions du Noroît.

(3) Khosro Berahmandi, Oubli et Silence, Collection arts visuels, Maison d’édition Ketab Iran Canada Inc., 2010.

(4) À titre d’exemple, aussi bien chez les peuples iroquois que chez les Hurons-Wendat, une grande importance est donnée à la tortue, animal sacré, à l’origine de la création de la terre, symbolique de la Terre-Mère. Le nom « Wendat » signifie « les personnes qui vivent sur le dos de la tortue géante ».

Khosro Berahmandi Os de la lune
Galerie Mekic, Montréal
Du 11 au 22 décembre 2017