La Biennale de Venise : une expérience encyclopédique
Au moment où les canaux Internet donnent un accès quasi instantané à tout le savoir humain, c’est une gageure extravagante que de proposer de faire de la Biennale de Venise 2013 un palais encyclopédique. Pari en partie gagné pour Massimiliano Gioni, le commissaire, puisque la prolifération des œuvres offertes rend impossible une visite fidèle de la Biennale.
Quelle surprise de découvrir que Will Gill et Peter Wilkins, deux artistes de Terre-Neuve, ont été sélectionnés et font partie de la très officielle exposition collatérale ! Déception, en revanche, de constater que les œuvres de Shary Boyle n’aient pas été mieux mises en valeur au Pavillon du Canada.
Un gigantesque cabinet de curiosités
Je me demande si le conservateur Massimiliano Gioni a conscience à quel point le thème qu’il a choisi pour la 55e Biennale de Venise unanimement louée, Il Palazzo Enciclopedico (Le palais encyclopédique), englobe non seulement des découvertes stimulantes dans le domaine des arts, mais encore les innombrables activités qui se déroulent dans la ville, à l’occasion de rencontres spontanées dans des endroits inattendus.
La Biennale s’ouvre sur un défi prodigieux : les deux sites officiels, Arsenale et Giardini, sont gigantesques, de sorte qu’il faut compter au minimum une semaine pour tout voir. À commencer par le Livre rouge de Carl Jung, qui sert de guide spirituel, Gioni a regroupé des œuvres de 150 artistes des XXe et XXIe siècles, dont certains sont relativement méconnus, qu’il a répartis entre le Pavillon central des Giardini et les voûtes de l’Arsenale. À ces artistes, il a demandé de présenter « une réflexion à propos des manières dont les images ont été utilisées pour organiser la connaissance et pour façonner notre expérience du monde ». Dans ces sites (auxquels s’ajoutent ceux de la Sérénissime), l’art représente une sorte de Wunderkammer moderne et témoigne des pouvoirs transformateurs de l’imagination humaine.
Le Vaporetto dell’Arte propose un itinéraire comprenant dix arrêts. Il va de la station de train à San Giorgio, où il est impossible d’ignorer Breath, l’énorme statue gonflable qui représente une paraplégique enceinte (une véritable femme qui a gardé son enfant malgré son infirmité) signée Marc Quinn. À l’instar d’autres œuvres installées un peu partout dans la ville, cette sculpture qui saute à la figure fait réfléchir sur ce que l’on devrait considérer comme de l’art.
En déambulant dans les ruelles de La Giudecca, à la Galerie Spazio Bocciofila, j’ai immédiatement été attirée vers un grand portrait de Martin Luther King. Dans les salles spacieuses et le jardin rafraîchissant, j’ai découvert les œuvres de deux artistes et activistes américaines tirées de l’exposition From the Ignited State of Brooklyn, l’actuel épicentre de la scène artistique multiculturelle de New York. L’exposition regroupe des tapisseries colorées de Janet Braun-Reinitz illustrant des individus fuyant des catastrophes naturelles et humaines, de même que des portraits surdimensionnés de Charlotta Janssen qui dépeignent des personnalités militant pour les droits humains et les rapports de bon voisinage en milieu urbain. Cette exposition était belle, édifiante et encyclopédique, dans l’acceptation de ce terme dans le contexte de la Biennale. Ces artistes ont clairement répondu au problème défini par Gioni concernant le rôle de l’artiste dans la société d’aujourd’hui : « Le danger réside dans l’oubli ».
Chaque recoin de Venise recèle quelque chose à offrir. L’espace Cannaregio vaut le détour. Le Musée juif présente Outsider in a Box de Dwora Fried, une artiste de Los Angeles originaire de Venise. Cette exposition comprend des petites boîtes assemblées de manière complexe, qui montrent des scènes imaginaires inspirées de l’histoire personnelle de l’artiste. Ces boîtes sont aussi frappantes que celles qui sont présentées dans le Pavillon central des Giardini.
L’Angola a remporté un Lion d’or pour la meilleure participation nationale. Comme me l’a rapporté l’artiste Jorge Gumbe, le spectacle du groupe énergique « Angola in Motion » a démontré que, à la suite de plusieurs années de destruction et de conflits, l’Angola est bien engagé dans la voie de la récupération et qu’il explose de créativité artistique.
De l’Asie, trois sites présentent le travail de l’omniprésent Ai Weiwei, de même que celui d’artistes moins connus, regroupés, par exemple, dans l’exposition de Taiwan, Rhapsody in Green, à propos de laquelle une jeune conservatrice taïwanaise a déclaré qu’elle était trop « prudente ». À voir également les œuvres diversifiées et délicates de l’artiste Simon Ma, originaire de Shanghai, dans Ink-Brush-Heart, qui investit avec élégance les espaces du raffiné Conservatorio di Musica Benedetto Marcello. Viennent ensuite les quatre pays représentés dans le Pavillon d’Asie centrale, dont les artistes abordent le thème de l’« Hiver » en s’inspirant d’un poème d’Abay Qunanbayuli – un poète et penseur kazak du XIXe siècle – qui a été traduit pour dépeindre l’actuel contexte sociopolitique de la région et les enjeux du milieu artistique.
Remarquable le Pavillon de l’Azerbaïdjan est logé dans le Palazzo Lezze, au cœur du très fréquenté Campo S Stefano. Il est financé par la Heydar Aliyev Foundation, que dirige l’épouse du président tout puissant, Aliyev. Son thème, Ornementation, illustré par des photographies et des sculptures captivantes, fournit une vision artistique exceptionnelle de ce pays riche en pétrole. Dans l’entrée conçue telle un salon, Fakhriyya Mammadova a créé un espace irrésistible et mémorable qui enveloppe tout – des livres et des murs jusqu’aux sofas et au téléviseur – dans un tapis rouge aux motifs orientaux.
Dernier détail, mais non le moindre : on ne devrait pas négliger les expositions qui présentent des artistes sophistiqués et établis que l’on accueille dans les magnifiques palazzi privés et dans les musées Peggy Guggenheim, Ca’Rezzonico, le Palazzo Grassi et la fondation Prada. Il en va de même pour les expositions collectives d’artistes inconnus, plus jeunes et souvent talentueux. C’est le cas de Personal Structures, organisée par la fondation Global ArtAffairs dans le Palazzo Bembo, un édifice décrépit, mais sympathique.
Will Gill et Peter Wilkins. Demi-tour
Pourquoi l’exposition de deux artistes terre-neuviens, Will Gill et Peter Wilkins, présentée à la Biennale de Venise, s’intitule-t-elle Demi-tour : Terre-Neuve à Venise ? Voilà la première question que j’ai posée à Mireille Eagan, directrice de la Terra Nova Art Foundation (TNAF), un organisme à but non lucratif fondé récemment qui a financé l’exposition, dont Eagan est aussi la conservatrice.
« Demi-tour est une expression militaire utilisée pour donner l’ordre aux soldats de faire demi-tour afin de se retrouver dans la direction opposée », m’a expliqué Eagan. Elle a ajouté : « Nous voulions susciter une conversation dans ce petit espace d’exposition avec les abstractions figuratives de Will face aux récits photographiques de Peter ». Dans les limites de l’abstraction et du récit, leurs explorations complémentaires de l’usage banal de la vidéo, de la photographie et de la peinture jouent avec habileté avec le reconnaissable et l’intangible. Créées pour la Biennale, les œuvres de Gill font appel à des images de vie familiale et à des souvenirs de rêves, en alliant une naïveté feinte à une maîtrise formelle. En parallèle, les grandes photographies de Wilkins concilient l’art historique et contemporain, tout en faisant usage de petits motifs très colorés et facilement reconnaissables, afin de transmettre la notion de la durée et de la forme.
En février, Gill et Wilkins ont été fortement surpris d’apprendre que leur projet avait été choisi officiellement en tant qu’événement collatéral à Venise. Terra Nova disposait alors d’un échéancier très serré pour réunir les 130 000 $ requis afin de réaliser leur rêve. Elle a sollicité toutes les sources disponibles (financement coopératif, dons privés et publics) et la fondation a comblé ce qui manquait. L’exposition a réussi à débuter à temps malgré contretemps et désastres de dernière minute : l’œuvre ColourSillLives de Wilkin est arrivée la veille du vernissage et le parvis de la célèbre Galleria Ca’ Rezzonico avait été inondé par de fortes pluies.
Sur de longs murs rectangulaires qui se font face, Gill (originaire de St-John) et Wilkins (originaire de Clarke’s Beach) explorent la matérialisation artistique des pensées et des idées. Les cinq toiles abstraites de Gill, reliées par un thème, sont mises en valeur par une vidéo utilisant des thèmes récurrents et semi-narratifs, ainsi que des images collectionnées au fil des années. Sur les toiles qui présentent des formes flottantes et embryonnaires en noir et blanc, avec des touches de couleur et des formes évocatrices, il examine la matérialité de la mémoire à travers des associations primordiales avec les eaux intérieures de Terre-Neuve et celles qui entourent l’île.
Wilkins fouille en profondeur les connotations résultant des images qu’il a photographiées en bandes brillantes superposées et très colorées. Il examine lui aussi la matérialité, mais à travers des objets communs et des icônes familières. L’usage d’une seule couleur en nuances alternantes et la précision visuelle des images répétitives attirent le visiteur dans ses tourbillons linéaires.
Pour les trois fondateurs de Terra Nova, la Biennale a été une expérience stimulante et enrichissante. La participation de l’organisme reflète ses buts à long terme : montrer qu’il y a un art important et dynamique dans les régions excentrées et éloignées, et exposer plus d’artistes du Labrador canadien et de Terre-Neuve dans les salons internationaux. Comme le suggère le sous-titre de l’exposition, Terre-Neuve à Venise, les eaux tourbillonnantes qui entourent Terre-Neuve, la pointe de terre la plus à l’est dans l’océan Atlantique, et les eaux sinueuses et vastes autour de Venise tissent un lien viscéral. Peut-être qu’un jour Venise fera demi-tour pour accoster à Trépassé, nom de l’un des bars préférés de Gill et titre de sa vidéo.
L’art et la musique de Shary Boyle
Dans l’édition estivale de Vie des Arts, Josée Drouin-Brisebois, conservatrice de l’art contemporain du Musée des beaux-arts du Canada et commissaire de l’exposition de l’artiste Shary Boyle intitulée Music for Silence, indique que le silence concerne le cosmos, les lieux cachés comme les cavernes, ainsi que l’espace maritime (particulièrement sous-marin). Les intentions de l’artiste consistent aussi à explorer, avec les notions de silence, l’isolement et la solitude. À cet égard, elle fait preuve d’une ingéniosité impressionnante qui n’est malheureusement pas bien secondée par un éclairage adéquat.
À l’intérieur du Pavillon du Canada, le visiteur se trouve dans un espace totalement noir et complètement silencieux. Des projecteurs éclairent trois belles figurines de porcelaine noire qu’aucun lien évident ne relie, à l’exception des fardeaux qu’elles portent sur le dos. Dédicace silencieuse, un court film noir et blanc écrit et dirigé par Boyle, est projeté à la verticale sur l’un des murs de cette « caverne ». Le texte, conçu « pour reconnaître ce qui ne peut être exprimé et ceux qui n’ont pas accès à la parole », est interprété de manière poignante en langage des signes par Beth Hutchison.
Sur le mur du fond se trouve une grande installation captivante intitulée Le peintre de la caverne. La figure centrale, une sirène allongée, plutôt effrayante, tient un enfant sur sa poitrine avec des doigts tordus. Un récit pictural impressionnant décore cette caverne sous-marine. Il reflète l’imagination thématique de Boyle et sa découverte de Venise : visages multiples de femmes, yeux innombrables, masques et armes, créatures aquatiques et coquillages, visage d’une jeune Vietnamienne victime du napalm et autres images iconiques. Il y a trop de choses à assimiler ; en outre, la figure de la sirène et la caverne sont éclairées de manière différente à des intervalles de quelques minutes afin de révéler encore plus d’images.
Transformationnel, l’art de Shary Boyle l’est assurément. Malheureusement, les éléments étaient trop immergés dans les ténèbres. Si bien que la finesse de leur signification est demeurée difficile à saisir.
Malgré ses défauts, la beauté et les découvertes de l’exposition Music for Silence répondent avec justesse à l’invitation que le conservateur Massimilano Gioni a lancée aux artistes participant à la 55e Biennale de Venise : « Créez vos propres cosmologies afin de mettre en lumière le défi constant de concilier le moi avec l’univers, le subjectif avec le collectif, le particulier avec le général, l’individuel avec la culture de votre époque ». Ce défi, Shary Boyle l’a relevé avec brio.