Le Musée national des beaux-arts du Québec accueille une exposition itinérante organisée par le Museum of Modern Art de New York. Seule étape canadienne de la tournée nord-américaine, elle rassemble une sélection de 62 œuvres parmi les 80 que l’homme d’affaires américain William S. Paley a léguées au MoMA après sa mort en 1990.

Durant les années 1930, encore peu de collectionneurs américains s’intéressent à l’art moderne. Résolument à contre-courant de ses contemporains, Paley, qui dirige depuis 1928 un puissant empire des communications, le Columbia Broadcasting System (CBS), choisit une autre voie. Celle tracée par Abby Aldrich Rockefeller et deux de ses amies, Mary Quinn Sullivan et Lillie P. Bliss, qui comptent parmi les membres fondateurs du MoMA. Inaugurée en 1929, cette institution avait pour but de contrer le conservatisme ambiant et de donner sa chance à l’art contem­porain. À partir de 1937, Paley sera membre du conseil d’administration et, par la suite, président du Musée de 1968 à 1972. Jusqu’à sa retraite en 1985, il aura une grande influence sur les acquisitions de ce musée.

Éblouissement

Paley s’initie à l’art par l’entremise d’un ami proche, le diplomate américain Averell Harriman, dont l’épouse, Mary, dirige une célèbre galerie de la 57e rue à New York depuis 1930. Elle défendra jusqu’en 1940 les impressionnistes, les post- impressionnistes et les fauves. En 1933, Paley accompagne les Harriman lors d’une tournée en France. Mary demande au jeune éditeur d’art Albert Skira de leur prévoir un itinéraire. À cette occasion, il les invite à voir la collection personnelle du fils de Cézanne. Paley est ébloui et, deux ans plus tard, il fera sa première acquisition, celle du célèbre Autoportrait au chapeau de paille, exécuté en 1875.

Dès 1936, il achète directement de Matisse une toile beaucoup plus audacieuse qui avait été exposée à New York en 1931 à l’occasion de sa première rétrospective au MoMA : Femme à la voilette, exécutée à Nice en 1927. Il s’agit du dernier portrait de son modèle préféré, Henriette Darricarrère. Assise dans un somptueux fauteuil rose et jaune placé devant un mur orné d’un papier peint aux couleurs pastel délicates, elle semble perdue dans ses pensées. Les plis gonflés de son chemisier contrastent avec l’aplat de son vêtement au motif en pointes de diamant. La pose évoque celle du Penseur de Rodin. L’asymétrie du visage et la disparité des yeux qui transparaissent à travers une curieuse voilette frappent d’emblée le spectateur. À gauche, une diagonale noire très affirmée part de la ligne des cheveux sur le front et semble rejoindre la main, ce qui porte à croire que la voilette serait peut-être un loup trans­parent, dont la partie supérieure est en forme d’arcades sourcilières.

Toujours en 1936, Paley fait une autre acquisition majeure : celle d’un important tableau de Gauguin à la Galerie Seligman à Paris. Huile sur toile de jute, exécutée en 1892 lors du premier séjour de l’artiste à Tahiti, la peinture représente sa jeune maitresse de treize ans transformée en « mère » areoise, une ancienne secte secrète de Polynésie, disparue avec la colonisation. La pousse de manguier qu’elle exhibe ostensiblement au regard du spectateur symbolise la fécondité et, par ricochet, la créativité de l’artiste. La pose reprend celle du célèbre tableau de Puvis de Chavannes, L’Espoir, exécuté en 1872. Gauguin, qui affectionnait particulièrement ce tableau, en avait apporté une photographie à Tahiti. L’ensemble de couleurs très vives avait choqué le public parisien en 1893, lors de son exposition à la Galerie Durand-Ruel.

Une nature morte de Cézanne, Pot à lait et pommes (1880), fait son entrée dans la collection l’année suivante. On y retrouve le papier peint bleu parsemé d’un motif de feuillage de son appartement parisien. La toile est typique de la transition qui s’amorce dans son style. Il délaisse progressivement la touche impressionniste pour adopter une approche plus constructive. L’effet sculptural de la nappe aux plis gonflés, presque solidifiés, et le traitement volumétrique des fruits, obtenu par la seule modulation de la couleur, démontrent une volonté d’affirmer un style plus personnel. L’œuvre se distingue par sa grande clarté de composition.

L’œil averti

Jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, Paley consolide sa collection : une nature morte du Douanier Rousseau, un clown de Rouault, un pastel de Redon, un portrait de Toulouse-Lautrec. Durant la guerre, il est mobi­lisé. Vu son expertise en communication et en radiodiffusion, il est en poste à Londres auprès du Office of War Information, où il se consacre à développer des stratégies de guerre psycho­logique. Durant les années 1950, il se consacre de nouveau à sa collection, mais le milieu du marché de l’art a beaucoup évolué, les prix augmentent et la concurrence est féroce. Il réussit néanmoins à faire l’acquisition, en 1954, d’un important paysage fauve de l’Estaque réalisé par André Derain en 1906, Pont sur le Riou. Le hameau isolé de l’Estaque, rendu célèbre par les « vues » qu’en a laissées Cézanne, est représenté de manière presque abstraite, au profit d’une véritable orgie de couleurs vives, saturées, très éloignée du réalisme. Ces couleurs éclatantes sont une transpo­sition picturale originale de la luminosité singulière de ce petit port méditerranéen, aujourd’hui intégré à la ville de Marseille.

En 1968, William S. Paley fait partie, avec John D. Rockefeller, d’un comité spécial du MoMA dont la mission consiste à négocier l’achat de tableaux de Picasso provenant de la succession de Gertrude Stein. À cette occasion, il profite de sa position pour intégrer deux Picasso à sa collection personnelle. Nu aux mains jointes (1906) est une toile très dépouillée de la période rose. Elle a été exécutée pendant les vacances du peintre à Gosol, dans les Pyrénées. En fait, c’est un portrait très intimiste de sa compagne Fernande Olivier. La délicatesse des contours de ce corps chatoyant s’accorde avec la pose pudique, presque timide, du modèle. La schématisation poussée du visage s’apparente déjà à un masque, annonce une nouvelle direction qui aboutira l’année suivante aux masques des célèbres Demoiselles d’Avignon.

Fondateur du plus important réseau radiophonique et télévisuel américain, William Paley a également été un promoteur des pionniers de l’art du XXe siècle. Sa collection témoigne d’un œil averti, éclairé par une formation d’autodidacte très approfondie. Il disait vouloir s’entourer d’objets qui lui procurent une « délectation esthétique voluptueuse ». De son vivant, il ne prêtait qu’exceptionnellement ses œuvres. Par conséquent, sa collection est méconnue du grand public. Sa présentation à Québec est une heureuse initiative. 

LA COLLECTION WILLIAM S. PALEY. UN GOÛT POUR L’ART MODERNE
Musée national des beaux-arts du Québec
Du 10 octobre 2013 au 16 février 2014