La dalinisation du monde
Une centaine d’œuvres de Salvador Dali, principalement des gravures originales, tirées de la Collection Argillet sont présentées pour la première fois à Montréal. Il s’agit d’une occasion exceptionnelle de voir réunies en un même lieu autant d’œuvres d’un des artistes les plus marquants du XXe siècle.
« En 1966, raconte Christine Argillet, Dali et Picasso avaient décidé de travailler ensemble et de produire des gravures à deux mains sur le thème de la tauromachie. Pour mener à bien ce travail, ils ont eu recours aux services de mon père, Pierre Argillet, qui devait agir comme intermédiaire. Les deux artistes connaissaient bien mon père, qui était un éditeur d’estampes réputé (Dali, Léonore Fini, Hans Bellmer) ; ils étaient donc assurés que le travail serait parfait. Picasso, on le sait, a produit des plaques qu’il a fait imprimer de son côté et, trop occupé par d’autres activités, a négligé la participation de Dali. Mon père a eu alors l’idée de reprendre en héliogravure les images de Picasso, qui s’était inspiré de Goya, et d’inviter Dali à les retravailler à sa manière. L’artiste a procédé à leur dalinisation. Contrairement à Picasso, il détestait la tauromachie. Il s’est donc ingénié à montrer le côté ridicule de ce jeu barbare. Par exemple, il a mis des moustaches au taureau et dessiné des toréadors à tête d’oiseau. Bien sûr, il a prié Pierre Argillet de ne pas diffuser ces gravures du vivant de Picasso. » Ces gravures font aujourd’hui partie de la Collection Argillet que dirige Christine Argillet, fille de Pierre Argillet, éditeur et ami pendant quelque cinquante ans de Salvador Dali dont il a imprimé environ 200 estampes selon des tirages variant de 100 à 300 exemplaires. Voici exposées près de la moitié d’entre elles à côté de quelques aquarelles et de deux tapisseries d’Aubusson à Montréal à la Galerie d’art Ambiance.
Outre la tauromachie, l’exposition comprend des productions qui s’échelonnent de 1960 à 1973 sur les thèmes de la mythologie grecque, des figures emblématiques du christianisme et des hippies, ainsi que des illustrations d’œuvres littéraires classiques.
Christine Argillet rappelle que son père avait fait la connaissance de Dali en fréquentant les réunions des artistes du mouvement dada et celles des surréalistes dans les années 1930. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre, à la fin des années 1950 et au début des années 1960, qu’il a proposé à Salvador Dali d’éditer ses « cuivres ». L’artiste a accepté et lui a déclaré : « Je sais que nous travaillerons beaucoup ensemble ». Il a eu raison, puisque Pierre Argillet a édité environ 200 gravures de Dali. L’époque n’était pourtant pas idéale, car alors, l’art abstrait dominait complètement le marché de l’art. Mais les qualités de dessinateur hors pair, l’étendue du registre thématique et la fantaisie de Dali ont réussi, au moins partiellement, à endiguer l’aversion temporaire des collectionneurs pour l’art figuratif.
L’exposition donne un bon aperçu de la virtuosité dalinienne et de la dalinisation de ses sujets. C’est notamment le cas de sa Sainte-Anne en hommage à Léonard de Vinci et de sa Piéta en référence à Michel-Ange, mais aussi de sa transposition du Cri d’Edvard Munch. Du côté des curiosités, son Jugement de Pâris et son Pégase constituent des doubles ou, si l’on préfère, des deuxièmes interprétations de gravures que l’inconstant Dali avait promises à Pierre Argillet, mais qu’il avait cédées à un autre éditeur en Espagne en 1963. Enfin, Salvador Dali a été séduit par le style de vie des hippies à la fin des années 1960. Il perçoit des similitudes entre les voyages des jeunes gens aux Indes et au Népal et les pélerinages des fidèles à Jérusalem et à Saint-Jacques-de-Compostelle au Moyen Âge. On trouve dans ses gravures des éléments iconographiques propres à ces deux rencontres entre l’Ouest et l’Est. Des estampes inspirées des grands textes de la littérature signés Goethe, Ronsard, Apollinaire, Lautréamont, Sacher Masoch donnent une idée de la polyvalence des créations de Salvador Dali. Enfin, deux tapisseries d’Aubusson (1973) et des aquarelles illustrent l’ampleur du registre expressif du maître de Cadaqués.
SALVADOR DALI
Galerie d’art Ambiance, Montréal
Du 18 octobre au 9 novembre 2014