La danse entre au Musée d’art de Joliette
Le 2 février dernier, le Musée d’art de Joliette (MAJ) inaugurait quatre expositions temporaires1 de sa saison hiver-printemps 2019. Nous nous sommes intéressés au volet de l’intégration de la danse dans cet établissement muséal.
Pour l’exposition Suite canadienne, une démonstration, Adam Kinner, artiste visuel, saxophoniste et chorégraphe, rend hommage à la fondatrice des Grands Ballets canadiens et souhaite ainsi que les débuts du parcours professionnel de Ludmilla Chiriaeff ne tombent pas dans l’oubli. Sa Suite canadienne (1957) avait été diffusée à Radio-Canada en 1958 à l’émission L’heure du concert. Le visiteur a d’ailleurs le loisir d’en visionner un extrait numérisé. En proposant une re-performance de cette pièce, soutenue par une riche recherche archivistique, Kinner ouvre une réflexion complexe sur le rôle de l’héritage dans la construction de l’identité.
Cette exposition, d’une conception fort sobre, comprend des œuvres vidéographiques et des installations, ainsi que des documents d’archives sur acétates. Celle-ci étant située au deuxième étage du musée, tout le long du corridor qui surplombe le hall d’entrée, il est intéressant d’y accéder en empruntant l’élégant escalier, tournant et cintré, pour embrasser d’un coup d’œil l’exposition tout entière.
Dans le dossier de presse, Anne-Marie St-Jean Aubre, conservatrice de l’art contemporain au MAJ, explique : « fasciné par cette chorégraphie, Adam Kinner y voit le point d’origine d’une tradition de danse au Québec. La pièce de Chiriaeff associe une musique aux accents folkloriques, des décors rappelant une colonie, des costumes évoquant les vêtements des paysans et des gestes tirés des danses en ligne au tutu et justaucorps des deux solistes interprétant les mouvements attendus du ballet. Par cette rencontre, la chorégraphe rend légitime l’émergence du ballet au sein de sa terre d’accueil, en affirmant la continuité ‘‘naturelle’’ entre les deux styles de danse ». Chiriaeff a ainsi amalgamé sa propre formation artistique avec les danses carrées de la campagne québécoise, lesquelles sont aussi reprises par Kinner dans sa re- performance de la pièce.
En reprenant un extrait de la chorégraphie initiale de Chiriaeff dans sept lieux intérieurs publics2, Kinner interprète en solo « le rôle d’un membre féminin du corps de ballet », dans l’optique d’en vivre pleinement l’expérience et en d’en évaluer les difficultés. St-Jean Aubre dit ainsi qu’en « suivant une stratégie de travestissement, l’interprète adopte le port altier de la danseuse, bien que l’élégance des gestes lui manque ».
Le projet de Kinner comprend aussi tout un pan de recherche documentaire. Grâce aux archives3 des Grands Ballets, il fait ressortir l’aspect avant-gardiste du travail de Chiriaeff qui, en voulant mettre sur pied son école de danse au Québec, s’était heurtée à la mentalité des années 1950, « qui consid[érait] que la danse avait le pouvoir de pervertir les mœurs ». C’était un premier frein. Ajoutons à cela que la danse était perçue comme une discipline artistique féminine par les familles québécoises. Chiriaeff, n’arrivant pas à recruter des garçons dans son école, avait obtenu des religieuses d’un orphelinat de Black Lake, à Thetford Mines, la permission d’initier de jeunes orphelins à la danse. Des photographies de cette expérience, ainsi que des témoignages d’un associé de Chiriaeff, Gilles Castonguay, constituent un volet substantiel de cette exposition de photos sur acétates, épinglées sur des panneaux en bois.
En proposant une re-performance de cette pièce, soutenue par une riche recherche archivistique, Kinner ouvre une réflexion complexe sur le rôle de l’héritage dans la construction de l’identité.
Une vingtaine de photos extraites des archives sont re-photographiées ; les mains et les gants blancs des recherchistes tenant les photos ajoutent à la valeur documentaire de l’exposition tout en relevant l’aspect esthétique. Il y a un côté un peu indiscret dans la révélation de ces archives : Kinner fait ainsi sa propre lecture des documents sur les premières classes de danse dans un orphelinat. Ces photos des orphelins ont interpelé et troublé Kinner qui, s’en inspirant, a réalisé avec ses danseurs sa nouvelle vidéo Learning Suite canadienne (2019), qui clôt l’exposition. Dans son texte de présentation, St-Jean Aubre rappelle le profond questionnement de Kinner lors de cette chorégraphie : « Comment vivre avec nos blessures ? Est-ce que la danse est un moyen de les apprivoiser ? »
Partenariat et intégration de la danse au Musée
Depuis plus d’un an, le MAJ présente à chacun de ses vernissages une performance de danse. L’idée d’un événement artistique récurrent s’est imposée lorsqu’Annie-Claude Coutu Geoffroy, agente et programmatrice de la danse au Théâtre Hector-Charland de L’Assomption3, a approché le MAJ pour proposer une collaboration, nouant ainsi un partenariat entre le Musée, le Théâtre et la Ville de Notre-Dame-des-Prairies.
En 2018, le Musée a ainsi pu inviter trois danseurs à réaliser une résidence, chacune suivie d’une performance le jour du vernissage : Jacques Poulin-Denis (janvier), Geneviève Gagné (octobre) et Alan Lake (novembre). Avec Kinner, c’est la première fois que la résidence et la performance sont accompagnées d’une exposition. Et nous savons que Sara Hanley sera invitée pour le vernissage de la prochaine exposition, prévu le samedi 8 juin.
Durant ces résidences et performances, la toute nouvelle architecture du musée est mise en valeur. Le MAJ veut offrir ses espaces, voire les penser autrement. Les résidences se font dans l’espace éducation et une toute nouvelle salle à plein vitrage, qui donne sur la rue et sur la rivière L’Assomption, reçoit les performances. De l’extérieur du musée, les passants peuvent également voir ce qui se déroule à l’intérieur : le musée s’ouvre sur la ville et sur les berges de la rivière.
Julie Armstrong-Boileau, responsable des communications et du marketing au MAJ, parle avec enthousiasme de la pertinence de mettre en contact les arts visuels et la danse pour réfléchir aux transformations qui peuvent advenir dans les uns comme dans l’autre. Dans un théâtre, c’est adéquat, mais « qu’en est-il du musée » ? Chose certaine, l’expérience a suscité un vif intérêt auprès du public et se poursuivra aussi dans le cadre de visites scolaires.
(1) Jusqu’au 5 mai, les visiteurs pourront aussi voir une exposition inédite d’œuvres de James Wilson Morrice, une exposition des nouvelles installations du coin jeunesse et une exposition de groupe d’artistes autochtones contemporains.
(2) Le Palais des congrès, le Conseil des arts et des lettres du Québec, l’Hôtel de ville de Montréal, la cour municipale de la Ville de Montréal, la Bourse, la Cour d’appel du Québec et le Centre de commerce mondial.
(3) Le Théâtre Hector-Charland abrite le premier pôle culturel en danse dans la région de Lanaudière.
Adam Kinner. Suite canadienne, une démonstration
Commissaire: Anne-Marie St-Jean Aubre
Musée d’art de Joliette
Du 2 février 2019 au 5 mai 2019