« La planète Terre n’a jamais été aussi petite qu’aujourd’hui (1) », écrit l’écrivain hongrois Frigyes Karinthy, en 1929, dans sa nouvelle Láncszemek (« maillons de chaîne »). Avançant la théorie des « six degrés de séparation », il propose que toute personne dans le monde soit au plus à cinq maillons de relation, ou cinq intermédiaires, de toute autre personne.

Cette théorie nous semble d’autant plus vraie que les médias sociaux – fondés sur les mises en réseau des individus – occupent une place prépondérante dans notre quotidien. La crise sanitaire nous l’a encore démontré : la connectivité entre les individus est à ce point grande qu’un virus qui se transmet par le contact a réussi à faire des ravages tout autour du globe. Cette propagation fulgurante nous a obligés à nous connecter davantage sans même nous déplacer ; tout événement local, national ou de l’étranger nous est maintenant accessible à même notre téléviseur ou notre écran d’ordinateur. Les interactions sociales en ont été bouleversées, changées et adaptées. Le « rétrécissement du monde » n’a jamais été aussi manifeste que ces deux dernières années. Dans ce contexte, les commissaires, Anne-Sophie Miclo et Benoit Solbes, ont mis la théorie en action à l’intérieur d’une exposition. Le rétrécissement du monde. Six degrés de séparation présentée à la Galerie AVE – Arts Visuels Émergents, témoigne non seulement des liens sociaux existants dans une communauté artistique, mais expose les similitudes et les dérives esthétiques ou intellectuelles qui découlent de ces rencontres.

UNE HEUREUSE PERTE DE CONTRÔLE

Pour les commissaires, cette exposition « questionne, ébranle et met en péril » également leur propre rôle, alors qu’ils sont amenés à partager, voire à déléguer, leurs tâches aux artistes dans une logique de « perte de contrôle » et de relation de confiance2. Les commissaires ont néanmoins établi un protocole. Ceux-ci ont d’abord invité une artiste émergente, lui laissant, comme pour les autres artistes, la sélection de l’œuvre présentée et celle de l’artiste suivant, et ainsi de suite jusqu’au dernier maillon. Ils ont cependant demandé à chaque nouvel invité de lier son choix à l’œuvre précédente ; entendus au sens large, ces liens – ou encore ces similitudes ou ces dérives – sont de natures diverses : médium, technique, lieu de création ou sujet. Constituant une « vision collective », la sélection des œuvres, exposées en respectant la chronologie de la chaîne de relation, laisse entrevoir ces liens, apparus tout au long du processus, sans les identifier. Nous prêtant au jeu, nous tenterons de les discerner.

Ce processus a rassemblé, en cet ordre, Shabnam Zeraati, Fred Laforge, Leila Zelli, Hédy Gobaa, Eddy Firmin et Jannick Deslauriers ; cette chaîne de relations incarne en elle-même la richesse de la scène artistique de la métropole. Cet heureux hasard offre d’ailleurs un bon portrait de la société montréalaise en elle-même avec une parité entre femmes et hommes d’origines diverses.

Pour les commissaires, cette exposition « questionne, ébranle et met en péril » également leur propre rôle, alors qu’ils sont amenés à partager, voire à déléguer, leurs tâches aux artistes dans une logique de « perte de contrôle » et de relation de confiance.

RELATIONS, SIMILITUDES, DÉRIVES

Les deux premiers maillons de la chaîne nous font observer autrement la réalité quotidienne. Jouant sur l’ambiguïté des personnages, ils dépeignent dans leurs dessins des tensions et des déséquilibres pour souligner la complexité de l’expérience humaine. Dans Pneumonie contagieux (2015), Shabnam Zeraati met en scène dix êtres hybrides inspirés des mythes et de la littérature de George Orwell – des personnages au corps humain, à la tête animale et aux membres en partie amputés. Leur regard divergent évoque un « impossible dialogue » entre les individus d’une même société. Fred Laforge – duquel Zeraati ne connaissait que le travail3 – expose, quant à lui, deux couples de femmes nues et corpulentes, loin d’une représentation idéalisée, dans le diptyque Lutte (2014). S’agit-il d’un combat ou d’une étreinte ? Les traits dédoublés créent une impression de mouvement et de douceur qui captent le regard et amplifient cette ambiguïté. Dans une apparentée iconographique d’un corps en lutte, Leila Zelli – aussi d’origine iranienne – choisit dans son corpus la vidéo d’animation I’m a fighter (2019). Celle-ci montre le champion de judo iranien Saeid Mollaei combattant seul contre les « pressions psychologiques et politiques » de son gouvernement ; ce dernier l’aurait contraint à perdre lors d’une compétition mondiale afin de ne pas affronter le champion israélien en finale. Le quatrième maillon est Hédy Gobaa, un artiste franco- tunisien que Zelli a rencontré au cours de leurs études respectives à l’UQAM Écrase qui tu peux (2021) fait référence, de manière poétique et abstraite, à la situation post-Printemps arabe en Tunisie. L’artiste y évoque la dualité de son pays d’origine – un monde « bestial, intransigeant et violent » qu’incarne la situation actuelle, mais également « vivant, fascinant, ornementé et raffiné », celui-ci rappelé par le motif de cloison ajourée. Ambiguïté, dualisme ou double sens traverse chacune des œuvres proposées. L’installation Alphabets émotionnels Impuissance et Dualité (2021) d’Eddy Firmin, également connu par Gobaa à l’UQAM, ne fait pas exception. Il y critique la société consumériste – par l’usage d’une esthétique fastueuse du XIXe siècle – prise dans une routine « débilitante » de « consommer, produire et courir dans tous les sens », notamment symbolisée par un poulailler et une poule incarnée dans trois vidéos par l’artiste. Ce double sens se retrouve également dans les trois sculptures de tissus et de fils de Jannick Deslauriers, intitulées 4510 de La Roche, 117 Mont-Royal et 1001 St Joseph (2020). Dernier maillon de la chaîne, elle reproduit des immeubles à logements caractéristiques de Montréal, mais dont la facture incarne à la fois la destruction et la tentative d’une reconstruction de la mémoire, d’un souvenir. Ses œuvres font aussi écho à l’architecture montréalaise que nous retrouvons dans les vidéos placées dans le poulailler de Firmin.

Les interrelations entre les artistes et les œuvres donnent, malgré une diversité de techniques et de styles, une cohérence réelle à l’exposition dans laquelle le processus est aussi important que le résultat final. Une anecdote rapportée par Leila Zelli renforce cette cohérence : les artistes sont venus, sans se consulter, installer leurs œuvres dans l’ordre de la chaîne. Mais plus que l’accrochage ou les œuvres, c’est la rencontre et la création de véritables liens4 entre des artistes montréalais engagés offrant leur regard sur la société qui sont exposées.

(1) Traduction libre. Frigyes Karinthy, « Láncszemek », dans Minden máskeppan van: Stvenkét vasárnap (Budapest : Athenaeyn, 1929), trad. du hongrois vers l’anglais par Adam Makkai, Chain-Links, http://vadeker.net/articles/Karinthy-Chain-Links_1929.pdf.

(2) Les extraits entre guillemets non identifiés sont tirés du feuillet de l’exposition.

(3) Shabnam Zeraati, ibid.

(4) Il s’agit d’un élément important pour les commissaires qui a été mentionné lors d’une entrevue par Chantal Heureux. Voir « Une expérimentation réussie et qui recrée du lien ! », Magazine In Situ (22 juillet 2021).


(Exposition)

LE RÉTRÉCISSEMENT DU MONDE. SIX DEGRÉS DE SÉPARATION
ARTISTES : SHABNAM ZERAATI, FRED LAFORGE, LEILA ZELLI,
HÉDY GOBAA, EDDY FIRMIN, JANNICK DESLAURIERS
COMMISSAIRES : ANNE-SOPHIE MICLO ET BENOIT SOLBES
GALERIE AVE
DU 1ER AU 24 JUILLET 2021

 Eddy Firmin, Alphabets émotionnels Impuissance
et Dualité
 (détail) (2021)
Photo : Benoit Solbes
Courtoisie de la Galerie AVE