L’histoire de la diffusion du thé se déploie comme une grande épopée planétaire, étroitement liée au cheminement de la civilisation.

Découverte en Chine bien avant notre ère, cette boisson fait évoluer la culture ; elle semble posséder une vertu favorisant « les rencontres entre les cultures », selon l’expression de l’historien britannique Arnold Toynbee. Introduit au Japon autour du VIIIe siècle de notre ère au sein de cérémonies bouddhiques, le thé provenant de Chine est adopté par les Russes et les Portugais au XVIe siècle. Mais bientôt toute l’Europe, en commençant par la Hollande, constatera sa propre dépendance au thé, aussi tenace que celle des Orientaux.

Les Routes du thé est une exposition qui allie, avec un subtil esprit de synthèse, une présentation imagée des enjeux géopolitiques d’une denrée convoitée à une poétique et à une esthétique – celles liées au thé –, illustrées à la fois par des fragments de poèmes et par d’anciens objets rares et précieux : bols, gobelets, verseuses, théières qui constituent des sommets des arts décoratifs de l’Asie. Organisée par Jean-Paul Desroches, conservateur associé au Musée Guimet des arts asiatiques de Paris, l’exposition propose un passionnant va-et-vient entre l’exploration de l’esthétique d’objets décoratifs et de type rituel, et le commentaire géopolitique sur le rôle du thé dans l’histoire.

À l’origine de la consommation du thé comme boisson médicinale et, par la suite, roborative, trône un personnage légendaire chinois, le mythique empereur Shen Nong, grand expert en plantes médicinales, surnommé « Le Divin Laboureur » (2737-2697 av. J.-C. ?). Il est mentionné pour la première fois à la fin du Ve siècle de notre ère dans Bencao jizhu « Livre de la pharmacopée commentée ». Au fil des siècles, en Chine, le thé – autant que le vin de riz, son rival – fait l’objet d’une riche iconographie et d’une importante littérature.

Autant en Chine qu’au Japon, le thé, qui favorise la méditation, est lié à l’évolution du bouddhisme tchan, ou zen. Au cours de l’histoire chinoise, au fil de ses multiples dynasties, l’histoire des arts décoratifs reflète son rapport avec le thé. Moins répandue dans des milieux populaires qu’en Chine, la consommation du thé reste longtemps au Japon l’apanage de cérémonies zen fortement codifiées, pratiquées par des moines et des samouraïs.

Par la suite, lorsque l’Occident adopte le thé, sa popularité ira bientôt de pair avec l’évolution des arts décoratifs : les manufactures de Delft, Meissen, Sèvres feront une grande place aux théières, tasses et soucoupes de thé au sein de leur production.

Gõng fu cha (le service du thé) fait partie intégrante d’une culture chinoise qui remonte avant notre ère. Consommer du thé dans un esprit méditatif constitue un acte associé à l’art, à la littérature et à la philosophie chinoise. Dans le contexte de la spiritualité chinoise, le thé est également lié aux trois grandes religions qui régissent la vie chinoise traditionnelle : le bouddhisme, le taoïsme et le confucianisme. Au sein de l’exposition, des gobelets de couleur crème, noire et cendrée, créés au cours des dynasties du Nord et du Sud (386-581 après J.-C.), font preuve d’un minimalisme si étonnant et d’une beauté si austère qu’ils pourraient satisfaire les exigences les plus rigides de l’esthétique du Bauhaus au XXe siècle.

Des tasses d’un blanc légèrement bleuté de la dynastie Tang séduisent par leur poétique délicatesse et le même minimalisme étonnamment moderne.

Une tête de cheval en terre cuite chinoise (entre le Ier et le IIIe siècle, période de la dynastie des Han orientaux) souligne l’importance du commerce entre la cour de Chine et les nomades de Mongolie. La Chine échangeait des grandes quantités de thé contre les petits chevaux d’une grande robustesse des Mongols, indispensables à la puissance militaire impériale chinoise. Le cheval était un symbole de prestige social, de force et de vitalité.

La tête du cheval en terre cuite, avec ses oreilles largement déployées, l’expression toute en éveil, ses narines gonflées et frémissantes, ainsi que sa bouche ouverte, s’érige en symbole de force et d’agressivité. L’évidente vigueur expressive de cette œuvre présente un grand contraste par rapport à la féminine délicatesse des services de thé Tang.

Des bols moins profonds et plus grands qui servaient à la consommation du « thé battu » à la « méthode du fouet » appartiennent à la dynastie Song (960-1279 après J.-C.). À glaçure vert céladon – nuance diaphane de vert blanchâtre –, ces bols de thé sont parés de symboles boud­dhiques, dont on peut reconnaître la fleur de lotus. Épurés certes – moins cependant que les céramiques Tang –, ces bols sont eux aussi d’une grande élégance.

Les lettrés de l’époque de l’empereur Qianlong (1736-1795) préféraient les théières fabriquées en grès de Yixing aux porcelaines plus lisses. Leurs argiles, qui se déchirent, du jaune au noir et du rouge au brun, gardent la mémoire des infusions antérieures, conférant au thé des arômes sans égal. Les théières de petites dimensions ont des formes symboliques liées à une pensée littéraire et allusive.

Au Japon, la cérémonie du thé moulu vert est hautement ritualisée et reste très vivante : elle compte aujourd’hui encore plusieurs écoles et plusieurs types de cérémonie. Elle a été codifiée par le maître zen Sen no Rikyû (1522-1591), qui entra au service des grands féodaux – ce qui était risqué, car il fut forcé de se suicider suivant un rituel établi sur l’ordre du chef militaire (kampaku-régent) Hydeoshi Toyotumi. Se déroulant dans des maisons de thé, la cérémonie formelle chanoyu est aussi vouée à l’appréciation de poèmes calligraphiés, d’arrangements floraux et du paysage fortement codifiés des jardins japonais.

Dans l’esprit zen, chaque rencontre- méditation rituelle doit être considérée comme un trésor unique qui ne pourra jamais se reproduire ; ainsi, le maître Rykyû proclamait-il : « ichi-go, ichi-e (une fois, une rencontre) ». Des bols chawan, façonnés à la main plutôt qu’au tour, intégraient des fissures recouvertes de laque d’or kintsugi, symbolisant une esthétique de l’imperfection et du passage du temps qui consacre la valeur de l’objet.

Liée au volet européen plus récent de l’épopée du thé, on note aussi la haute qualité artistique des porcelaines de Meissen, Delft, Sèvres et des Potteries des Midlands anglais. Dès 1820, le thé commence à être consommé au Canada, où se développe une industrie locale de porcelaine et de céramique. Les théières canadiennes, plus grandes et plus lourdes afin de servir des familles nombreuses, possèdent également leur grâce singulière.

LES ROUTES DU THÉ
Pointe-à-Callière Musée d’archéologie et d’histoire de Montréal
Du 30 avril au 29 septembre 2013