Faisant suite à un travail sur les quartiers abandonnés de Beyrouth, La précision du vague conclut un processus de recherche-création commencé il y a plus de trois ans autour de cette question : que nous disent les lieux laissés-pour-compte quant à la manière dont on construit la ville contemporaine ?

Pour y répondre, la chercheuse et commissaire Carole Lévesque adopte une démarche qu’elle situe à l’opposé de celle de sa discipline, l’architecture, dont le réflexe est de remplir le vide lorsqu’elle y fait face. Certes, son projet l’amènera à remplir l’un après l’autre les lieux parcourus à l’occasion de longues marches à travers l’île de Montréal, mais jamais elle n’utilisera de briques ou de bitume, seulement l’imaginaire qu’elle aura construit au fil de ses pérégrinations, et auquel elle donnera réalité par le dessin. Marcher et dessiner, mais aussi photographier, documenter, répertorier. Sa démarche est multiforme, autant performance physique qu’analyse scientifique.

L’aventure commence en août 2015, lorsque Carole Lévesque trace sur une carte de l’île de Montréal un itinéraire allant d’est en ouest, et longeant plus ou moins l’autoroute 40 et la ligne de train de Mascouche. Son trajet dessine une ligne directe de 52 km, qui s’enrichira de nombreux détours, la chercheuse s’interdisant de sauter les clôtures. Le périple se divise en six tronçons répartis sur six vendredis consécutifs. Toute vague que soit la démarche consistant à déambuler sans but, le terrain scientifique qui s’y superpose après coup se précise jusqu’à l’obsession.

L’exposition résume 42 heures de marche effectuées en 6 jours à travers 120 terrains vagues, dont 12 qui ont fait l’objet d’une étude plus approfondie, totalisant 100 heures de relevés, 400 heures de dessin informatique et 1 400 heures de dessin à la main.

L’exposition résume 42 heures de marche effectuées en 6 jours à travers 120 terrains vagues, dont 12 qui ont fait l’objet d’une étude plus approfondie, totalisant 100 heures de relevés, 400 heures de dessin informatique et 1 400 heures de dessin à la main.

Écouter ce qui pourrait être perçu comme du silence, regarder ce qui pourrait être perçu comme du vide, donner une représentation à même de transformer notre appréciation des lieux ; la méthode se construit au fil des analyses et des découvertes, en empruntant un processus lent et accumulatif. Carole Lévesque se donne le temps de comprendre les relations entre les choses. Des 120 terrains localisés sur son parcours, elle en retient 12 qu’elle étudie plus en profondeur, à l’aide notamment d’une banque de données de 150 caractéristiques organisées en 12 catégories : la découpe en multiples de 6 facilite la classification et le croisement des données. Une équipe d’étudiants l’assiste dans ce travail de fourmi, en réalisant entre autres les axonométries exposées aujourd’hui au côté des nombreux autres documents graphiques conçus durant ces années de travail.

En résultent 144 minutes de captation visuelle et sonore, 120 photocollages tirés de 5 000 photographies prises sur le terrain, 75 objets collectés et 90 spécimens de plantes répertoriés, 12 dessins axonométriques conçus à l’ordinateur et 6 élévations paysagères réalisées à la main.

Vue de l’exposition La précision du vague (2019)
Centre de design de l’UQAM
Photo : Benoit Rousseau

Les différents supports de représentation sont autant de manières de regarder les terrains. Au Centre de design, la mise en espace de ces derniers fait de chacun un filtre de lecture pour les autres, l’ensemble donnant une vue plus complète de tout ce qui fait le terrain vague. Bien que méticuleusement traitée, la situation présentée n’est pas exhaustive, car ces lieux apparaissent et disparaissent selon le bon vouloir des promoteurs immobiliers. Et, dans tous les cas, l’approche reste éminemment personnelle, ce que mettent en valeur plus que tout autre élément les dessins réalisés à la main par Carole Lévesque, qui représentent chacun un jour de marche. La chercheuse avancera d’ailleurs sur la feuille de papier comme elle le faisait sur le terrain, sans savoir exactement où cela la mènera. Une structure générale est définie en amont pour se remplir progressivement, nourrie des éléments sélectionnés parmi les photographies, les objets collectés, et les revisites. Le dessin est « actif », dit Carole Lévesque, il reste ouvert aux possibles jusqu’à la fin. Ce qui annonce sa fin ? Le fait qu’il ne reste aucun vide ! C’est l’un des beaux paradoxes offerts par son travail : outre l’extrême précision que prend le vague dans sa représentation (et que l’on ne peut qu’admirer), la valorisation du vide passe, dans sa démarche de recherche- création, par le remplissage des lieux. Peut-être justement pour dire que rien ne doit y être ajouté ?

Dans le catalogue d’exposition (fruit, lui aussi, d’un très beau travail graphique), Carole Lévesque explique avoir rempli l’espace de la feuille pour empêcher « la possibilité d’imaginer autre chose que l’existant ». Son analyse fait suite à divers textes de théoriciens sur les notions de vague et d’errance au sein des sociétés contemporaines, apportant un vrai plus au propos de l’exposition. L’on comprend finalement que le terrain n’a jamais été vague, mais seulement la perception qu’on en a(vait).


Carole Lévesque – La précision du vague
Centre de design de l’UQAM, Montréal
Du 7 février au 14 avril 2019