Deanna Bowen poursuit, depuis quelques années, une enquête sur la construction des récits officiels de l’histoire du Canada et ses angles morts. Lorsque l’artiste est invitée à réaliser une exposition dans un cadre institutionnel donné, sa prise en compte des spécificités du site vient infléchir son travail. À la Galerie Leonard et Bina Ellen, Bowen investit deux secteurs de Montréal : le Mille carré doré (ou Golden Square Mile), sis au pied du mont Royal, qui constituait une zone de concentration de la richesse anglophone au Canada pendant les années 1920, et le quartier de la Petite-Bourgogne, dans l’arrondissement Sud-Ouest, où vivait principalement la communauté afrodescendante au début du XXe siècle.

Les configurations urbaines convoquées par Bowen se rattachent de manière oblique au lieu de l’exposition, en vertu de leur proximité avec d’autres objets et formations discursives. Ici, plutôt que d’être ramenés au premier plan, ces deux sites agissent en pôles distants entre lesquels se déploient des constellations de documents au contenu hétéroclite, balayant des thèmes aussi variés que l’essor du jazz à Montréal dans les années 1920, le blackface, le cake-walk, la participation du Canada à la guerre des Boers (1899-1902) et la construction de l’infrastructure ferroviaire pancanadienne. Ces agencements sont composés d’épreuves photographiques, d’affiches, de pièces administratives, d’artefacts commémoratifs et d’extraits de journaux accrochés aux murs selon le «style salon». L’artiste illumine, en colligeant surtout des archives produites par des Blancs sur les Noirs, les logiques coloniales du tournant du XXe siècle, et montre comment ces inclinations survivent au sein de l’organisation des corpus patrimoniaux prétendument neutres. Bowen s’abstient de proposer une narration, comme elle a pu le faire dans ses vidéos et ses essais antérieurs. En revanche, son regard est rendu manifeste par les gestes de juxtaposition d’images et d’intervention sur le plan photographique qu’elle effectue afin de conférer aux sources interceptées une nouvelle matérialité (changement d’échelle, colorisation, passage au négatif).

La portée d’un projet de nature discursive en art, à l’instar de celui de Bowen, dépasse les limites de l’échantillon d’objets en galerie, et sa compréhension exhaustive nécessite ainsi que l’on complète ses lectures ultérieurement1. Des légendes en cartels, ainsi que des notes de l’artiste, nous dirigent vers des compléments d’information hors de l’exposition. On peut également retrouver la plupart des documents et images dans le domaine public, car ils existent en version numérique sur les sites Web d’institutions qui en sont dépositaires.

Vue de l’exposition Le Mille carré doré de Deanna Bowen (2024). Galerie Leonard & Bina Ellen, Université Concordia, Montréal. Photo: Jean-Michael Seminaro. Courtoisie de la Galerie Leonard & Bina Ellen


Selon Bowen, aux murs, ils forment néanmoins une trame autonome, un «livre succinct» directement accessible (pour reprendre ses propres termes)2. Ce texte déchiffré, puis augmenté d’autres sources, dessine, en quelque sorte, à rebours, le parcours de recherche de l’artiste. Dans un essai publié dans le cadre de l’exposition Le Mille carré doré, l’historienne de l’art Joanna Joachim décrit ce processus, en l’augmentant d’une dimension politique : «L’abondance des textes présentés contraint les personnes non noires qui visitent l’exposition à s’atteler à la tâche d’apprendre cette histoire en éprouvant une infime partie du poids et de l’épuisement qu’implique le fait de porter ces récits [pour les personnes noires]3

C’est seulement une fois ce travail accompli que j’ai été en mesure de cerner, de façon lacunaire, certains motifs récurrents au fil des constellations. Au début du parcours, l’agrandissement d’un rouleau de papier pour piano mécanique (Smoky Mokes Cake Walk Piano Roll, 2024), collé au mur de la vitrine ouverte à une aire passante de l’Université Concordia, peut devenir une figure allégorique de ces paroles tues et de ces silences qui sont au cœur des assemblages de Bowen. En lisant la légende, on apprend qu’il s’agit de la trame d’une composition musicale accompagnant le cake-walk. Les mouvements que recèle ce genre chorégraphique, né pendant la période de l’esclavage aux États-Unis, ont d’abord été «schématisés» par des personnes noires qui observaient et imitaient les comportements des maîtres. Peu à peu, les Blancs ont caricaturé ces gestes, en gommant le premier contexte de détournement.

Plus tard, au fil de la visite, la généalogie de ce type de performance populaire omniprésente au début du XXe siècle, et quasiment oubliée aujourd’hui, est distillée dans l’une des constellations. Une carte postale non datée montre les danses de Sud-Africains, signalant ainsi l’écart géographique d’un transfert culturel des États-Unis aux colonies. Une deuxième carte, aussi non datée, fige la pose d’un enfant, et s’accompagne d’une légende : «Le cake-walk dansé au nouveau cirque». Elle est suivie par la planche d’une «leçon» de cake-walk en français, décomposant les mouvements qu’exécute cette fois un couple blanc. Un portrait de l’interprète de vaudeville Aida Overton Walker, dite la «reine du cake-walk», figure également dans la constellation. On prendra ailleurs connaissance des pages redimensionnées du livre The Golliwogg’s Polar Adventures, publié en 1900. Florence Kate Upton en a réalisé les illustrations. Le personnage de Golliwogg, une caricature anti-Noirs, a circulé pendant des années, sans procès, dans la littérature enfantine en Occident. Tout au long du parcours, on entend, répété, un passage de Children’s Corner (1908) de Claude Debussy, sous-intitulé Golliwogg’s Cake Walk. C’est seulement après avoir bouclé la boucle, dans la dernière salle, que l’on établit un lien entre cette figure et la mélodie familière. On trouve alors la page de couverture de la partition de l’œuvre de Debussy, publiée en 1908, arborant une image inspirée de la poupée d’Upton.

Vue de l’exposition Le Mille carré doré de Deanna Bowen (2024). Galerie Leonard & Bina Ellen, Université Concordia, Montréal. Photo: Jean-Michael Seminaro. Courtoisie de la Galerie Leonard & Bina Ellen

En vis-à-vis sont projetés deux films silencieux de 1903 (de la Library of Congress, et remontés par Bowen en 2024), qui montraient cette danse en guise d’attraction spectaculaire dans les débuts du cinéma. La musique de Debussy devient donc par défaut une trame sonore. Sur un mur de la même salle, Bowen a placé une affiche du film Le chanteur de jazz (version française de The Jazz Singer) réalisé par Alan Crosland en 1927– l’une des premières occurrences du parlant, grâce au Vitaphone. Ledit chanteur était interprété en blackface par l’acteur Al Jolson. À proximité de cette affiche, un diptyque de Bowen réunit une photographie de Jolson, de nouveau en blackface, sur un plateau de cinéma en 1923, et un cliché, non daté, de jeunes filles noires dansant le cake-walk. Un autre ensemble, contigu aux images de Jolson, se rapporte aux années 1920, lorsque les communautés afro-américaines ont pris part à l’essor de la vie culturelle nocturne montréalaise, en pleine période de la prohibition. On y découvre un portrait de 1930 de Myron Sutton – musicien jazz dont le fonds d’archives est d’ailleurs désormais domicilié à l’Université Concordia – avec son groupe, les Canadian Ambassadors. Bowen a inséré dans la séquence le portrait de Calixa Lavallée, l’auteur d’Ô Canada (1880). On apprend, au fil de nos recherches, qu’adolescent, ce dernier a été membre de troupes de « minstrels » (ménestrels) américains4 et s’est produit sur scène en blackface. Bowen affiche le visage de Lavallée en négatif, comme elle le fait de nombreux faciès de personnes blanches.

Dans une autre constellation, on aperçoit, également inversés, des portraits réalisés par le photographe William Notman, en 1886, d’un dénommé M. Hickey, acteur de théâtre blackface. Ici, la transformation de Bowen a uniformisé les portions de peau recouvertes de maquillage. Au lieu de réitérer une annulation du sujet noir, le masque rend perceptible l’idéologie suprémaciste blanche. L’accumulation de ces documents prouve combien le blackface a jusqu’à récemment été banalisé. En contrepartie de ces représentations injurieuses, Bowen évoque la présence de populations noires et chinoises exploitées pendant la construction de l’infrastructure du chemin de fer pancanadien. Une constellation est consacrée aux porteurs de bagages de voitures-lits noirs, actifs entre la fin du XIXe siècle et les années 1950, l’un des seuls emplois que pouvaient occuper les hommes à Montréal, tandis que les femmes étaient souvent confinées aux rôles de domestiques dans les quartiers cossus comme le Mille carré doré. La plupart des familles afrodescendantes habitaient le quartier Petite-Bourgogne. Certaines photographies montrées témoignent de la confrérie que les porteurs avaient fondée afin d’améliorer leurs conditions de travail.

L’exposition nous intime de reconnaître la vérité paradoxale de ces fragments fabriqués par les dominants, qui laissent toutefois transparaître des indices de la résistance jamais complètement jugulée des dominés. Les échos de l’imaginaire de la blanchité, que Bowen ressasse ici, résonnent jusqu’à aujourd’hui dans la dénégation du racisme systémique au Québec. Au savoir que l’on acquiert survit toujours l’affect de la honte de ne pas avoir reconnu plus tôt cette histoire de la violence. La perception de l’inadéquation politique des personnes blanches reste partie intégrante de l’interpellation de Bowen – elle s’adresse à moi, à nous, plutôt qu’aux siens –, en suggérant que, parallèlement à la critique des institutions, la psyché de l’individualité possessive est l’un des sites où il faut amorcer le travail de décolonisation.

1 Au sujet de l’expérience de l’exposition discursive, augmentée, hors les murs, par la lecture, voir : James Voorhies, Postsensual Aesthetics. On the Logic of the Curatorial (Cambridge : MIT Press, 2023).
2 Conversation entre l’auteur et l’artiste, avril 2024.
3 Joanna Joachim, Une cartographie complexe du pouvoir. Sur les installations d’enquête de Deanna Bowen (Montréal : Galerie Leonard & Bina Ellen, 2024), p. 12.
4 Une forme de divertissement théâtral née au XIXe siècle, dans lequel des Blancs jouant des Noirs véhiculaient des stéréotypes raciaux. Les minstrel shows ont disparu au cours des années 1950.


LE MILLE CARRÉ DORÉ

COMMISSAIRE : MICHÈLE THÉRIAULT

GALERIE LEONARD & BINA ELLEN

DU 21 FÉVRIER AU 13 AVRIL 2024