La vie mise à nu
Atypique, le parcours artistique de Pierre Beaudoin n’en est pas moins porté par l’urgence et l’engagement. Ce travailleur culturel qui a rempli des mandats pour de nombreux organismes n’est venu à l’art qu’assez tard, à la fin de la trentaine, après des études en travail social, en communication et en histoire de l’art. À partir de la fin des années 1990, il entame une période de création soutenue – vingt-cinq performances en moins de dix ans –, puis, désireux de faire rayonner l’art qu’il connaît lors de séjours en Afrique, il devient commissaire. Après une pause de quelques années, il revient à la pratique artistique en 2022 et présente à l’automne 2023 deux œuvres remarquables : Regarder le temps passer / Watching the Time Pass, une performance, et Francine (hommage), un livre d’artiste.
En tant que performeur, on l’a souvent vu se dénuder et mettre son corps à l’épreuve, jusqu’à se blesser; pour tape (1999), par exemple, il avait couvert son corps de ruban adhésif, qu’il arrachait, stoïque, suscitant la compassion du public. Dans son travail récent, les thèmes de la fragilité, de la douleur et du dénudement sont toujours présents, mais traités avec une finesse nouvelle.
Quand je lui demande ce qui lui a inspiré l’œuvre Regarder le temps passer / Watching the Time Pass, l’artiste me confie que l’idée lui est venue d’un fait vécu : hospitalisé d’urgence pour une occlusion intestinale qui aurait pu lui être fatale, il a passé trois jours, assommé par les calmants, dans une chambre où une infirmière faisait irruption à intervalles réguliers pour relever ses signes vitaux et où trônait un écran n’affichant rien d’autre que l’heure. Comme s’il cherchait à exorciser cet épisode de sa vie – on sait que le cerveau ne vient à bout d’un traumatisme qu’à travers la répétition et la mise en fiction –, il en a repris les paramètres temporels pour la création d’une performance de longue durée (les 2, 3, 4 novembre, de 12 h à 17 h), événement qui s’inscrit brillamment dans la tradition de ces œuvres interrogeant l’idée même de réel et de présence – celles de John Cage, de Marina Abramovic´, de Sylvie Cotton et de Victoria Stanton, par exemple.
Sur la porte d’entrée de Produit rien, ce local bien nommé qu’il a loué, une affichette dit : «Je vous invite à m’accompagner à contempler le temps qui passe en silence.» On s’immisce discrètement dans ce lieu au cœur duquel Beaudoin, vêtu de noir et assis sur une chaise, fixe l’heure inscrite en gros chiffres blancs sur un écran noir, lui-même posé sur une table noire. Prenant place derrière lui sur des chaises disposées le long du mur, donc nous aussi face à l’écran, nous nous faisons coperformeurs.
Au bout d’une dizaine de minutes passées à regarder l’heure défiler, nous sentons notre attention passive se mettre en éveil. Tout commence alors à faire signe : les bruits étouffés venant de l’extérieur; les menus mouvements involontaires des autres spectateurs; le déplacement du carré de lumière projeté par la fenêtre sur le plancher de béton qui nous connecte avec ce temps analogique, continu, presque imperceptible – complètement différent de celui de l’écran, discontinu, hachuré, numérique… Nous entrons dans le «flow», cet état de conscience défini par Mihály Csíkszentmihályi comme la base de la création1. Et dans cet état de bien-être et d’étrange liberté, nous nous interrogeons sur la disparition du silence collectif dans nos sociétés depuis l’effondrement des rituels religieux; nous sourions aussi de ce détournement de la fonction de l’écran, normalement source de divertissement et d’emprisonnement de notre attention.
Contrairement à ce qui se passait à l’hôpital, ici, à l’heure pile, c’est Beaudoin qui, par une intervention d’environ quinze minutes, prend le pouls du réel. À midi, il commence par délimiter l’espace en traçant à la craie un grand cercle, symbole du temps cyclique, puis il s’installe au centre. À 13 h, 14 h, 15 h et 16 h, à l’aide de rares accessoires, il ranime le rapport à l’espace par des gestes économiques et graphiques qui sont autant de petites épreuves physiques, et peu à peu, le lieu se peuple de traces laissées par les actions : des crayons jaunes enfoncés dans les trous constellent le mur de ciment; une grosse pierre ronde que le performeur a tenue longuement gît au sol; des clous plantés dans le mur de gypse figurent un autre cercle, en pointillé… Le dernier geste du jour, celui de 17 h, met en scène, chaque fois d’une manière différente, une guitare électrique noir et blanc utilisée de façon bruitiste, comme pour saturer le silence, bientôt rompu. Ainsi s’installe une sorte de rituel de reconnexion avec la vie : la vulnérabilité et la solitude liées à la maladie sont devenues des possibilités d’ouverture et de communion.
C’est aussi une transmutation qu’opère Beaudoin avec Francine (hommage), un livre d’artiste dans lequel il évoque la douleur liée au deuil de sa sœur aînée, décédée d’un cancer après une effroyable agonie. Désirant saluer sa mémoire, il a longtemps hésité sur la forme à choisir, jusqu’à ce qu’il voie d’un seul souffle2, l’émouvante installation vidéo que Sophie Jodoin a réalisée chez Artexte à partir de plusieurs extraits de livres d’artistes femmes. La forme du livre d’artiste s’impose alors à lui, tout comme l’envie de dessiner.
Le livre présente côte à côte dessins au trait et énoncés minimaux, qui sont tantôt des questions directes (« où es-tu?»), tantôt des descriptions d’états bruts («je pleure»), des éclats biographiques (« ton amour des chats ») ou des demandes («raconte-moi une histoire»). À «tu me manques», par exemple, Beaudoin associe une petite ligne noire, qui fait penser à cette marque du prisonnier dans sa cellule, pur témoin d’existence. «je marche avec toi» est quant à lui conjugué à deux lignes verticales qui, tout en indiquant deux présences, symbolisent un chemin. Enfin, «j’ai mal dedans» est représenté par un petit point au centre d’un cercle, qui n’est pas sans évoquer le nombril, la naissance, le mystère de la vie. Dans la tension entre les mots et les dessins, on sent le besoin qu’a l’artiste de rendre visible la peine, mais aussi de la schématiser, de l’ordonner, de la clarifier. En poussant la simplicité à l’extrême, il atteint la racine de cet indicible qu’est le deuil.
Dans ces deux œuvres d’une grande sensibilité que sont Regarder le temps passer / Watching the Time Pass et Francine (hommage), Beaudoin en arrive à une mise à nu exemplaire, qui révèle la lumière tapie sous la douleur et donne à son expérience personnelle une dimension universelle.
1 Mihály Csíkszentmihályi, La créativité. Psychologie de la découverte et de l’invention (Paris : Robert Lafont, 2006).
2 d’un seul souffle a été présentée chez Artexte du 14 avril au 23 juin 2023.
REGARDER LE TEMPS PASSER / WATCHING THE TIME PASS. PIERRE BEAUDOIN
PRODUIT RIEN
2, 3 ET 4 NOVEMBRE 2023