Laisser la fibre habiter le lieu : courtepointe de récits au Musée du Bas-Saint-Laurent

Ancré dans une histoire des femmes longue de plusieurs siècles, le travail du textile relève d’un savoir traditionnel qui a su se préserver au fil du temps. Témoins d’un tissu social maillé brin par brin par les mains agiles de celles qui veulent conserver, la broderie, le tissage, le tricot, le crochet, la tapisserie et la couture sont autant de techniques qui ont permis d’écrire un récit collectif sensible fondé sur des vertus de patience et de soin. Ces gestes qui cultivent une proximité avec la matière et desquels découle une épistémologie incarnée sont porteurs d’un héritage profondément matrimonial. Et nombre de pratiques actuelles en art textile s’évertuent à en prolonger les trames.
Tournées vers ces pratiques du fait-main, les commissaires de l’exposition Oriane A.-Van Coppenolle et Marie Pierre Daigle, respectivement conservatrice du Musée du Bas-Saint-Laurent et artiste et commissaire, sont aussi toutes deux membres de leur Cercle de fermières local. Elles se frottent par moments à l’atmosphère de partage qui émane des ateliers du Cercle, dissimulés pour la plupart dans les centres communautaires ou les sous-sols d’église, et y observent comment des générations s’abordent et apprennent les unes des autres. En parallèle, elles contemplent dans le champ des arts visuels et des métiers d’art la manière dont ces lieux d’incubation ont participé à redéfinir des techniques inscrites dans le temps long. Dans Ces liens qui nous tissent, les deux complices cherchent par leur geste curatorial à nous raconter : elles témoignent de cette rencontre entre le fait-main ancestral et ses réactualisations dans l’art d’aujourd’hui. Dès l’entrée, deux propositions issues de la collection du Musée, l’une de Mariette Rousseau-Vermette et l’autre de Michèle Bernatchez, campent la prémisse de l’exposition. Des femmes qui ont tracé un passage pour que le textile sorte de l’espace domestique ouvrent le chemin à une nouvelle génération d’artistes qui emploient, détournent
et réhabilitent le travail manuel.

L’exposition fait défiler des propositions diversifiées qui favorisent le dialogue, effleurant tour à tour la délicatesse et la subversivité du textile. Le collectif doux soft club, avec son œuvre Siesta blue, introduit d’abord un rythme de déambulation participatif. Un tapis molletonné déplié sur l’entièreté d’un pan de mur et de plancher laisse entrevoir des découpes aux couleurs douces ou vives. Ces formes suggèrent qu’elles seront tôt ou tard activées par les artistes ou le public ; l’invitation est manifeste. En face, la série Second Life lève le voile sur le récit identitaire de Vanessa Yanow. Plus proches du présent que du passé, ses projets parlent d’une rencontre intime avec soi. Des œuvres anonymes inachevées trouvées par iel sont reprises là où elles avaient été laissées par ses prédécesseur·e·s : l’artiste poursuit leur histoire et fait se chevaucher leurs temporalités, à l’image de sa propre quête intérieure. Non loin, de grandioses structures enchevêtrant verre soufflé et tissu occupent l’espace. Montserrat Duran Muntadas y aborde le thème de l’infertilité par des étranglements de matières, faisant allusion à une condition médicale affectant son système utérin révélée à ses treize ans. Ses œuvres remettent en question les attentes liées à la capacité d’enfantement de la femme, qui contribuent à des idéaux de maternité parfois non réalistes.
Caroline Monnet, Nadia Gagné et Michaëlle Sergile, quant à elles, parcourent le passé pour revisiter des contextes assimilatoires ou des événements majeurs des luttes décoloniales. Monnet interroge la notion d’habitation en abordant les conditions de logement précaires qui persistent dans les réserves autochtones, tandis que Sergile déploie l’idée d’une réécriture de l’histoire en utilisant un discours de Maya Angelou comme partition sonore, qu’elle codifie afin d’obtenir le patron de son tissage. Gagné, de son côté, feutre à l’aide d’aiguilles ses cheveux sur un tissu ayant appartenu à sa grand-mère gaspésienne. Son œuvre performative, réalisée en continu au fil des quatre mois de l’exposition, parle de son expérience en tant qu’afrodescendante dans sa communauté régionale matanaise et offre une réflexion sur les idées d’appartenance et d’étiquette.

Enfin, l’œuvre Écosystème III. Vivre dans nos fictions de Ryth Kesselring donne à voir un réseau de fibres réalisé grâce à la technique du shadow weave. Les longs filages que l’artiste laisse courir semblent vivants : un dispositif technologique stimule le bougement du tissage à mesure que l’on s’en approche et lui fait émettre des sons imitant ceux de la nature. La matière réagit, sensible et fragile. La dimension interactive de l’œuvre fait écho aux enjeux qu’elle aborde : elle critique la transformation de la nature par l’humain·e.
Protéiforme, la proposition d’A.-Van Coppenolle et Daigle mise sur l’aspect discursif des pratiques liées au textile, mais possède aussi une dimension démocratique et accessible, notamment grâce à l’aménagement d’un espace éducatif retraçant les faits majeurs de l’histoire des métiers d’art et d’un nouveau lieu de socialisation, au sein de l’exposition, dédié aux femmes des Cercles de fermières, encouragées par les commissaires à imaginer un projet inspiré du titre Ces liens qui nous tissent. Quoiqu’étroite, la salle du Musée permet une circulation aérée et le plein déploiement des œuvres. Le textile sort du cadre et touche terre, signe que les conditions d’exposition envisagées laissent à chaque création le soin de revendiquer l’espace qui lui revient. Motivées par la rencontre des récits portés, les commissaires, au moyen de leurs choix artistiques, abordent en fin de compte toute l’humilité de l’ouvrage manuel et reconnaissent la valeur du travail de la matière.

CES LIENS QUI NOUS TISSENT
MICHÈLE BERNATCHEZ, DOUX SOFT CLUB, MONTSERRAT DURAN MUNTADAS, NADIA GAGNÉ, RYTHÂ KESSELRING, CAROLINE MONNET, MARIETTE ROUSSEAU-VERMETTE, MICHAËLLE SERGILE, VANESSA YANOW
COMMISSAIRE : ORIANE A.-VAN COPPENOLLE ET MARIE PIERRE DAIGLE
MUSÉE DU BAS-SAINT-LAURENT, RIVIÈRE-DU-LOUP
DU 16 JUIN AU 8 OCTOBRE 2023