La guerre vous fait mal au cœur. Que faire ? Rédiger des tracts pacifistes, manifester, monter un film d’atrocités, écrire un essai ? Vous lancer dans une guerre qui mettrait fin à toutes les autres, comme on pensait en 1914 ? Ça n’a pas marché. Ne rien faire et laisser l’émotion passer à autre chose ? Bienvenue dans le club. Ou bien, si vous avez un coup de génie, vous faites comme Délit Maille (blogue dû à l’initiative d’Anna X, Lilloise) : vous créez un concept1. Vous en appelez aux tricoteuses du monde entier et vous créez une armée de laine, une Wool war one.

Dès le premier coup d’œil, une impression forte, le sensoriel avant le « sens » – à même l’étonnement. La douceur du matériau qui se répercute à l’ensemble, un moutonnement en forme de bataillon. Défendu de toucher, peu importe, vous touchez des yeux cette laine en forme de petits corps, et ces couleurs pastel, bleu clair, beige, etc. C’est le mœlleux qui caractérise cette armée fragile. Vous souriez, étrangement.

Du même coup vous songez à la douceur qui a guidé les broches. Tricoter pour tenir au chaud. Huit cents soldats, c’est long. La patience du prendre soin. Celle de Pénélope, qui déroule le fil amoureux interminable, qui veille dès la naissance. Aucune armée n’est « née sous les drapeaux », elle a un berceau, une famille, une histoire, un foyer où est assise « la fileuse au bleu de la croisée » (Valéry).

Wool War One. Photo : Délit Maille / Alain Leprince Photo : Délit Maille. Courtoisie de l’artiste

Une infanterie

Devant ce tour de force, vous hésitez entre l’euphorie de l’émerveillement et quelque chose d’autre, car c’est plus que « funny ». La Wool War One vous attire et ne vous lâche pas si facilement. Premier glissement : vous avez envie de protéger ces soldats en plus petit, qui sont comme ceux qui devaient vous protéger. Ces détails de la tenue militaire, « tout comme » mais si différents. Entre ce comme et cette différence va et vient le génie de Délit Maille. En rangs serrés comme une vraie armée. Penchée, obstinée, nombreuse. Une armée de tissu qui avance à l’unisson, mais ce n’est pas une couverture, ce n’est pas une tapisserie, chaque soldat est un individu ; une légère inclinaison de la tête ou du sac le rappelle, ils sont tous semblables mais tous différents, séparables sous la mitraille. Ensemble, emmitouflés, comme une vraie armée. Mais avec une pointe de dérisoire et de poignant qui perce : ainsi toute armée regardée du point de vue de sa destinée.

Pourquoi en faire un plat, il y a déjà les fameux soldats de plomb, c’est une simple image ! C’est plus que ça. Les soldats de plomb aiment le distinctif, les officiers, les pièces d’artillerie, etc. Ici pas de hiérarchie, que des fantassins. L’homogénéité de ces petits bonshommes dévoile précisément une autre vérité, terrible : ils sont jeunes. Comme les bataillons qui ont plongé dans la boue et le sang. Il faut déchiffrer les tombes des cimetières commémoratifs, ce qu’a fait Délit Maille : les soldats de 14-18 sous leur vareuse étaient des enfants. Ironie du mot dans presque toutes les langues depuis des siècles : une « infanterie ».

Installer ce constat : le temps de la fière fanfare est court, il y a une autre durée, celle de la vie. À vingt ans, la pâte humaine est tendre. Nos jeunes arrières-grands-pères, l’acier en bandoulière, se croyaient muscles et nerfs sous leur vareuse – en réalité, sans le savoir, ils étaient prêts à se défaire sous les tirs de mortier, comme une balle de laine.

Voir les mains qui le jour du départ sautaient au cou des soldats devenir les mains qui ont fait danser leurs doigts à travers le monde pour fabriquer un autre point de vue : des fils vus du point de vue des mères, des frères du point de vue des sœurs, des futurs maris du point de vue des fiancées.

La question et sa réponse

Vous avez compris que Délit Maille pose une question : qu’admirons-nous et quel est le sens de ce que nous admirons ? Nous le faisons à partir du récit-spectacle qu’on nous a montré, l’orage de feu, l’élan, l’affrontement, dont chacun déduit le courage. Une œuvre arrive qui vous force à vous interroger sur votre façon habituelle de regarder : non point critiquer ou refuser l’héroïsme mais « montrer » ce qu’il cache, la fragilité de l’étoffe humaine, de ceux qui ont subi comme de ceux et celles qui ont survécu aux massacres.

À même l’analogie qu’elle produit Wool war one répond à sa propre question : donner sa vie est admirable, mettre au monde et conserver la vie l’est aussi. Conserver certains traits, transformer les autres ; détourner ainsi les signes de façon réglée, donc le sens. Conservés : les soldats vêtus, le nombre, l’ordre, le dynamisme. Transformés : l’échelle, la couleur du fil, le matériau (non sa substance, c’est encore de la laine, mais sa « qualité tactile »). Sur ce dernier aspect se joue le plus subtil de ce projet admirable : passer de la vareuse tissée serrée, rugueuse, d’où l’idée d’origine est absente, à ce fil tendre et bien visible du tricot, ce spaghetti pastel si près de la toison de l’agneau, où la couleur naturelle fait rappel. Devant une œuvre d’art, toujours porter à son crédit toutes les images qu’elle suscite. Devant cet hymne au toucher, de la tendreté du support vous glissez à la tendresse de sa mise en œuvre, et Wool war one revêt le sens de rien moins qu’une Piéta inédite2.

Délit Maille pose une question : qu’admirons-nous et quel est le sens de ce que nous admirons ?

Non une imagerie froide du fer, du sec et de l’anguleux, mais celle qu’on veut palper, presque tiède, de la fibre, de la maille lente et jolie, du bouclé et de l’arrondi. Ces soldats tricotés ne sont pas dressés, épinglés de cuivre, ils sont enveloppés. Comme dans des langes, déjà morts. Ils ne brillent pas dans la lumière de la gloire militaire, ils sont mats et s’avancent vers leur destin avec entêtement, entêtement non dépourvu de bonhommie, un peu inconscients…

Au cœur de ce concept, ajoutant à sa portée, l’anonymat de son exécution : cinq cents tricoteuses et un tricoteur qui se sont proposés spontanément dans le monde entier. La vraie modestie (non la modestie déclarée, souvent accablante), celle qui implique au lieu d’expliquer. Wool war one ne s’englue pas dans ce qu’elle combat, affirme le silence à la place du tonnerre, la douceur à la place de l’horreur, la candeur à la place du sérieux militaire, la bienveillance à la place du dogmatisme des idéologies. Une seule armée pour tous les soldats : plus d’ennemis, plus de cibles ni de victimes. Humour et célébration dans un même geste : une armée qui confond toutes les nations, est-ce encore une armée ? Éloge de la vie paisible : si on allait faire du vélo, vivement la Paix et que la vie continue !

Puissance du féminin

D’où vient cette charge émotive si évidente ? demandiez-vous. Le tricot, le féminin… Tout ce qui tourne autour du giron maternel ? On entend d’ici les hauts cris : un travail artisanal par des femmes juste bonnes à tricoter ! Le tour de force réside justement en ceci : la Wool war one ne dit pas le « contraire » de cela, elle dépasse en conservant, de façon immanente, inhérente à son propos. Sans refuser bêtement les attributs du féminin – comme si quiconque pouvait s’en dispenser – elle invente à même le féminin un concept qui donne au pacifisme une puissance expressive et affirmative sans pareil. Très bien, direz-vous, mais si le Mal surgit dans l’Histoire ne faut-il pas le combattre ? L’armée de laine ne le conteste pas, elle suggère : l’étoffe humaine est partout pareille, saurons-nous donc un jour cesser de l’asservir aux discours contradictoires qui commandent ces millions de morts jeunes ?

Le cinéma des « gueules cassées » vous épouvante ; celui de la voix off, des images à distance sur musique appuyée suscite la virilité patriotique ; Délit Maille dépasse les deux en donnant à penser une émotion sans négativité. Transcender le stéréotype pour mieux partager une affirmation et laisser sur place la partialité des discours. Le discursif en Occident se veut distance, objectivité, savoir et pouvoir. Le message de Délit Maille n’est pas du côté discours mais il est un texte néanmoins, une texture de sens, de sensations et de sentiments. Tout comme avec l’âge on devient sensible à la voix des amis plus qu’à ce qu’elle dit, le tricot maillé ici persuade plus que les plaidoyers pacifistes que Malraux ou Camus auraient pu écrire. Affirmation essentiellement « autre », cette œuvre est du côté du monde que la guerre tue, celui de la vie, de la poésie, de l’art. Celui qui à la même époque se révèle chez Debussy, Ravel ou Picasso par exemple, ou dans les strophes de John Macrae écrites au front sur les fameux coquelicots : « In Flander’s field the poppies blow… row on row. » Le peintre de Guernica trouverait cette armée de laine aussi élégante, mais plus forte en douceur, en signification et en persuasion que sa fameuse colombe.

Une armée sans tambour ni trompette, mais avec le scalpel d’une forme parfaitement ajustée à son double message. Séparer du discours guerrier l’héroïsme, extraire le sens plein d’une solidarité et l’associer autrement. Nos vétérans tricotaient, réparaient leur linge. Il serait beau qu’ils aillent voir Wool war one et disent leur émotion devant cette œuvre qui chante leur héroïsme passé et qui, dans le même mouvement, supplie que jamais plus l’amour qui est dans l’héroïsme n’ait à se mélanger à son contraire, la haine, pour se manifester.

(1) Un concept dont l’unité de la forme se réalise de cette façon et pas d’une autre. Instrument (Deleuze) que la pensée fabrique sur mesure, paire de ciseaux ou de lunettes pour mieux découper, apercevoir : « essayez avec ceci, vous allez regarder tout autrement ». Les philosophes qui en fabriquent (trois ou quatre dans une vie) deviennent des artistes, les artistes qui en fabriquent deviennent philosophes.

(2) Pour citer un écrivain parfois intempestif et allergique à toute mièvrerie, exprimant son rêve de bonheur : « mettre au monde des objets d’une sensibilité si fluide, si émue, si déchirante, si phénoménalement une qu’ils bouleverseraient vitalement ceux qui en prendraient connaissance ». (Claude Gauvreau, Écrits sur l’art, p. 357)

L’ARMÉE DE LAINE WOOL WAR ONE
Musée des beaux-arts de Montréal
Du 11 novembre 2017 au 7 janvier 2018