L’art comme anti-environnement sur fond de médias
La Fonderie Darling accueille cet été une itération de la série d’expositions inspirées par Marshall McLuhan (1911-1980) organisée depuis 2017 à l’initiative de l’institut d’art contemporain néerlandais West Den Haag (La Haye) dans différents centres d’art d’Europe et d’Amérique du Nord. Son commissaire Baruch Gottlieb est un spécialiste de ce penseur canadien, si attentif aux effets des différents médias sur l’économie des sens – et du sens – dans les cultures qu’ils structurent. Comme il privilégie la notion de rétroaction (feedback loop), le rapprochement entre McLuhan et les arts s’impose, en vertu d’une démarche expérimentale par coups de sonde qui en procède et les nourrit en retour, à même l’association libre d’éléments de l’environnement et de propriétés des médias.
On le voit à l’échantillon montré de périodiques qu’il inspira. Dès le demi-siècle, McLuhan chercha à y mettre en page le message inhérent au médium comme massage de l’âge des masses, selon des jeux de mots qu’il voulait sérieux. Formats inédits et collages ironiques culminent avec la DEW-Line Newsletter (1968-1970), dont le titre se réfère à la Distant Early Warning Line, « ligne avancée d’alerte précoce » par des radars disposés dans le Grand Nord canadien pour détecter l’approche de bombardiers avant qu’ils n’atteignent le cœur du continent nord-américain. Cela illustre le rôle d’« antennes de la race humaine » que McLuhan, reprenant une formule du poète vorticiste Ezra Pound, attribuait aux artistes, premiers à pressentir les changements sociaux qu’amène tout nouveau médium.
L’ART DE METTRE À DISTANCE ET EN RÉSONANCE
Le développement des technologies militaires en fournit donc le paradigme, comme le montre une vidéo du regretté réalisateur Harun Farocki (War at a Distance, 2003), situant l’origine des « images opératoires » de la surveillance et de l’automation dans l’intégration de la télévision aux missiles téléguidés, des V1 nazis aux drones actuels. Il s’agit dans les deux cas d’éliminer virtuellement ou physiquement la présence humaine débordant le tracé ciblé d’un objectif préconçu, tendance lourde de l’industrie où production et destruction convergent grâce à l’électronique. Cette « vision à distance » du téléviseur se prête également à la distance critique que permet l’art comme « anti-environnement », selon McLuhan, une fois qu’un médium en supplante un précédent et le transforme en contenu : objet esthétique et/ou ressource à exploiter. C’est le cas de la nature depuis que l’enserre un réseau satellitaire, remplaçant la Terre comme nouvel environnement, où « la planète » (comme on dit désormais) fait figure d’objet précieux. À l’ère numérique, le téléviseur cathodique prend lui-même un aspect rustique vintage avec trois modèles portatifs en similibois dans Landscapes (2003) du pionnier de l’art conceptuel Iain Baxter&. Leurs écrans neigeux sont peints de paysages du Nord canadien, à la manière postimpressionniste du Groupe des Sept, qui elle-même annonçait les pixels de l’environnement électrique, aurait pu dire McLuhan. La matérialité de la peinture ressort de son plaquage sur celle de l’écran, rendant perceptible par ses fissures le rayonnement ambiant qui les sous-tend.
Ce white noise plus acoustique que visuel trouve un écho dans le grésillement de pylône de l’environnement sonore de l’installation voisine de Ludovic Boney et Caroline Monnet, Hydro (2020), où retentissent des bribes de discours du dirigeant cri Matthew Coon-Come sur le développement hydroélectrique irresponsable du Nord québécois. Émergeant de cet arrière-plan industriel, la nature obsolète revient nous hanter comme objet d’art et de mobilisation. L’œuvre est centrée sur une batterie d’ampoules électriques animées d’une pulsation lumineuse modulée, suspendue au plafond par leurs câbles et redoublée dans un miroir d’acier au sol. Nous semblons perdre pied au bord de cet abîme acoustique englobant, fait des résonances discontinues du monde tribal ravivé qu’avait en tête McLuhan en parlant du « village global » électrifié, auquel ferait place la séquence visuelle des points de vue individuels constituant la « Galaxie Gutenberg » des caractères d’imprimerie.
Dans la petite salle, McLuhan nous explique lui-même ses aperçus analogiques sous la forme performative d’entretiens et de discours d’archives, que l’on peut écouter par des casques reliés à dix vieux téléviseurs sur socles de contreplaqué, disposés en cercle autour d’une colonne de béton de la Fonderie. Ils forment un foyer rayonnant vers l’intérieur où chacun peut s’asseoir à la place du feu pour contempler les ombres électriques qui lui parlent de son pourtour, renversant tant le point de fuite de la perspective renaissante que le cercle enchanté des antiques cultures orales.
PLONGÉES DANS L’INCONSCIENT TECHNOLOGIQUE
De même, l’ampoule électrique considérée par McLuhan comme le médium par excellence d’une information pure de tout autre message que lui-même, déploie ici ses fils conducteurs en curieux rhizomes grimpants, bourgeonnant en bulbes et tortillons qui luisent ou vrombissent d’une vie secrète autonome dans des recoins inattendus. Détournée par Colby Richardson dans ses Interfixtures (2022), n’est-elle pas l’humble force qui nous sevra des rythmes célestes d’ombre et de lumière jusqu’alors inséparables de notre condition humaine incarnée1 ? Le numérique viendrait alors parachever son électrification par un certain ascendant culturel du posthumain en tant que réseautage symbiotique confondant règnes vivants ou inanimés. Celui-ci prend notamment pour modèle le lichen, objet d’un des pamphlets contestataires dont l’adresse Internet nous est fournie par Stephanie Syjuco dans l’installation FREE TEXT (2012-), couvrant un mur de petites annonces sur feuilles imprimées du genre qu’on trouve affichées dans les quartiers branchés. Le mur d’en face nous plonge dans le Dark Web réellement existant, par une sélection d’acquisitions tantôt banales, tantôt scabreuses, effectuées en ligne avec des bitcoins par un algorithme aléatoire (!Mediengruppe Bitnik, Random Darknet Shopper, 2014). En regard, un des trois audioguides de Julia E. Dyck, intégrant les œuvres avoisinantes en un métadiscours spirituel aux deux sens du terme, nous invite à nous abandonner à cette nouvelle intériorité, commune à la télé, au yoga et au LSD selon McLuhan. D’une voix suave, l’artiste amène notre âme à s’identifier aux profondeurs de l’inconscient collectif du Dark Web, jusqu’à reconnaître au tintement d’une clochette l’obscur objet du désir dans celui figurant à l’écran au même moment.
L’un des trois panneaux lenticulaires 3D de Willy Le Maitre, drum mush (2019), suggère ainsi la permutation magique entre un étalage de champignons pour gourmets et une gamme de batteries dans un magasin de musique. Ce télescopage multisensoriel est révélateur d’analogies métaphoriques au sein d’un espace acoustique d’une simultanéité visuelle saturée, à l’instar des médias électroniques. Il nous aiguille (image ferroviaire que le panneau trunks emmêle de troncs d’arbres et de membres humains) avec McLuhan vers le discernement des motifs (pattern recognition) parmi l’accumulation des « faits », faculté qui s’impose selon lui pour s’orienter dans la jungle grouillante d’un environnement artificiel tel que le monde actuel. Shanzhai Archeology (2015) de Disnovation.org nous offre aussi un étalage bigarré de détournements artisanaux de cellulaires, sous-produits de l’industrie électronique chinoise à ses débuts. Cette collection de modèles de téléphones pirates conçus par d’éphémères petites entreprises offre un échantillon de leurs formes fantaisistes et de leurs fonctions hybrides, surgies comme des champignons dans le sillage des technologies de pointe : rasoir, briquet ou taser, fraise, chaton ou tête de mort, Obama, croix ou bouddha, jusqu’à l’extrême miniaturisation d’appareils introduits subrepticement en milieu carcéral.
En face, au fond de la grande salle, un curieux alambic nous toise. Incarnant la boucle de rétroaction entre observation, mémoire et imagination, leitmotiv de cette exposition, Fluid Memory (2020) d’Ioana Vreme Moser nous donne à voir la circulation de l’eau autour d’un labyrinthe carré dans un enchevêtrement transparent de tubulures, d’ampoules et de ganglions. Devant ce servomécanisme tenant autant du circuit imprimé que de la cellule organique, on comprend que la principale différence entre l’une et l’autre, entre le corps humain et l’appareil électrique, entre la viscosité du flux sanguin et la vitesse de la lumière, c’est le rythme de circulation des fluides. Marshall McLuhan et les artistes qu’il inspire font pourtant ressortir leur commune mesure pour nous aider à ressaisir l’intégrité de notre être, dispersé aux extrémités de ces prolongements extérieurs du système nerveux que constituent les médias actuels.
1 Voir dans Vie des arts, nº 233 (hiver 2014), mon texte sur une exposition de Yann Pocreau mettant en scène dans le même espace ce tournant anthropologique qu’amena la lumière électrique : « Jocelyne Alloucherie, Yann Pocreau : Deux passe-murailles à la Fonderie Darling », p. 70-71, suivi à la p. 94 de mon compte rendu du livre The Science of Culture and the Phenomenology of Style de Renato Barilli (McGill-Queen’s, 2012), exposé d’une pensée de l’art basée sur l’apport de McLuhan à la compréhension de son évolution en Occident.
(Exposition)
FEEDBACK #6 : MARSHALL MCLUHAN ET LES ARTS – ANTI-ENVIRONNEMENT
ARTISTES : IAIN BAXTER, LUDOVIC BONEY & CAROLINE MONNET, DISNOVATION.ORG, JULIA E. DYCK, HARUN FAROCKI, WILLY LE MAITRE, MARSHALL MCLUHAN, !MEDIENGRUPPE BITNIK, COLBY RICHARDSON, STEPHANIE SYJUCO, CASSIE THORNTON, IOANA VREME MOSER
COMMISSAIRE : BARUCH GOTTLIEB
FONDERIE DARLING, MONTRÉAL
DU 17 MARS AU 14 AOÛT 2022