L’art conceptuel. D’un océan à l’autre et au-delà
L’adaptation au Badischer Kunstverein de Karlsruhe en Allemagne de l’importante exposition Trafic : l’art conceptuel au Canada 1965-1980 qui a circulé au Canada entre 2010 et 2012 est à l’origine de l’exposition qui, sous le titre Get Hold Of This Space. La carte de l’art conceptuel au Canada, relate à Paris, au Centre culturel canadien, comment se sont distingués les artistes affiliés à l’art conceptuel sous l’angle des thèmes liés au corps, au langage, aux postures politiques. Ce faisant, ces artistes ont remis en cause la définition même de l’art et leur rôle au sein de la société.
Le titre Get Hold Of This Space est inspiré d’une œuvre emblématique (1974) de Gordon Lebredt présentée tout au long de l’exposition, divisée en deux parties. La première partie de l’exposition porte sur la critique de l’institution et le développement des réseaux, notamment par le biais de magazines et de centres d’exposition gérés par les artistes eux-mêmes. La seconde aborde la nature politique et sociale des activités artistiques en corrélation avec l’espace géographique propre au Canada. Plus d’une cinquantaine d’artistes et de collectifs sont représentés parmi lesquels on remarque Carole Condé et Karl Beveridge, J.M Delavalle, General Idea, Charles Gagnon, Raymond Gervais, Rodney Graham, Image Bank (Michael Morris et Vincent Trasov), Gary Neil Kennedy, N.E. Thing Co., Rober Racine, Michael Snow, Françoise Sullivan, Ian Wallace, Joyce Wieland. S’ajoutent à cet ensemble des artistes européens et américains qui ont réalisé des œuvres importantes au Canada à cette époque (Hans Haake, Dennis Oppenheim) ou bien des artistes ayant été influencés par les artistes canadiens (Daniel Buren, Lawrence Weiner, Jan Dibbets, John Baldessari, David Askevold).
Constituée d’œuvres et de documents d’archives tirés de grands musées, d’écoles d’art, de collections privées, ainsi que de pièces personnelles d’artistes, l’exposition rappelle les différents aspects sous lesquels, entre 1965 et 1980, l’art conceptuel s’est déployé de Halifax à Vancouver en passant par Montréal, Toronto, Edmonton et Winnipeg. S’inspirant des théories de Marshall McLuhan présentant la planète Terre comme un village global, les artistes d’alors ont exploré les nouvelles formes de communication et de transmission des connaissances dans le but d’abolir les frontières, qu’elles soient géographiques, politiques, sociales ou culturelles. Contestataires, ils exigeaient des changements radicaux.
Parmi les têtes d’affiche du mouvement, on peut retenir N.E. Thing Co. dont le slogan « ART is all over » annonçait la fin de l’isolement des artistes canadiens. Impossible d’oublier la candidature conçue par Vincent Trasov de « Mr Peanut comme maire de Vancouver », ni les réformes pédagogiques véhiculées par les « Projects Class » de David Askevold, ni le magazine FILE, les émissions de télévision et les spectacles parodiques de General Idea, ni les films expérimentaux tournés en 16 mm de Charles Gagnon, ni les installations de J.M. Delavalle. L’art conceptuel s’était emparé des idées de la contre-culture pour en subvertir la forme et le contenu et donner ainsi aux artistes les pleins pouvoirs sur leurs activités.
Bien que l’on reconnaisse aujourd’hui que tous ces artistes ont déployé d’admirables efforts de créativité en vue de « get hold of this space », l’exposition, datée et empreinte d’une certaine nostalgie, n’est pas vraiment exaltante. Le panorama historique que les commissaires proposent est néanmoins tout à fait intéressant : il a le mérite de montrer à quel point les artistes conceptuels ont ouvert la voie aux arts fondés sur la connectivité, la prolifération des réseaux globalisés et les marchés internationaux. Quelque 35 ans après que les Cultural Signs de Carole Condé et Karl Beveridge aient posé que « Today the basis of art knowledge is market knowledge », les prix astronomiques de certaines œuvres d’art contemporain prouvent indéniablement leur prophétique prévision.
Les artistes travaillant au Canada ont critiqué et caricaturé les règles des courants dominants du monde des arts du XXe siècle : charme/gloire, pouvoir/argent. En 1984, par exemple, le spectacle Miss General Idea se voulait davantage une bonne réplique du système qu’un concours parodique de beauté. Comme l’expliquait AA Bronson : « Nous voulions être des artistes, mais nous savions qu’avec la célébrité et le prestige nous aurions pu dire : artistes, oui, nous aurions pu l’être. Nous n’avons jamais pensé qu’il fallait faire du grand art pour être de grands artistes… Nous savions que la notoriété est quelque chose d’artificiel. Nous savions que le succès exige de devenir des plagiaires, des parasites intellectuels. »
Malheureusement, de telles prises de position n’ont pas été suivies d’effets. Ainsi, AA Bronson aurait-il pu imaginer qu’un Damien Hirst émergerait et que son statut de rock star se doublerait de celle d’un businessman de la culture ? Est-ce que Sol LeWitt aurait pu deviner que ses positions selon lesquelles « l’idée ou le concept est la part la plus importante du travail artistique » et que « l’exécution est une affaire accessoire » mèneraient l’ex-courtier Jeff Koons et sa centaine d’assistants à produire cinq exemplaires « uniques » de ballons de baudruche en forme de caniches ? Est-ce que la théorie de Normand Thériault qui énonce que « l’art n’est pas seulement un ensemble d’objets dont le sens repose sur des principes moraux ou esthétiques (…), mais qu’il est le résultat d’un processus de communication avec le spectateur » a jamais effleuré un Daniel Buren dans l’élaboration de ses installations in situ ?
GET HOLD OF THIS SPACE La carte de l’art conceptuel au Canada
Commissaires : Barbara Fischer et Catherine Bédard
Centre culturel canadien, Paris
Du 7 février au 25 avril 2014 (1re partie) Du 17 mai au 5 septembre 2014 (2e partie)