L’importante contribution de General Idea à l’histoire de l’art est largement reconnue dans les écrits et parsème les textes du volumineux catalogue qui accompagne l’exposition du Musée des beaux-arts du Canada. La littérature connexe relate leurs influences – Marshall McLuhan, qui fut aux fondements de la théorie des médias ; Andy Warhol, star incontestée du monde de l’art ; Joseph Beuys, qui a brouillé les lignes entre l’art et la vie ; Frank Stella, Nicholas Krushenick et Robert Smith, abstractionnistes géométriques ; Claude Levi-Strauss, anthropologue structuraliste – qui étaient tous engagés à transposer leurs observations du monde contemporain en de nouveaux formats. Ces sommités ont bousculé les choses de manière à ébranler les normes.

Cependant, comme le chantait Bowie, General Idea « [was] saying more and meaning less » (ils disaient plus pour signifier moins, ce qui peut aussi être perçu comme meaningless, une absence de signification). Le groupe présageait l’époque actuelle, dans laquelle la popularité sur Facebook est atteignable à quiconque en comprend l’algorithme et où les gestionnaires ambitieux, qui font la publicité de leur marchandise à travers les réseaux sociaux, créent une surabondance d’informations impossible à décortiquer. General Idea devait dire plus afin d’être entendu. Et leur parole s’est répandue ; ils étaient contagieux. Avec une ferveur derridienne, ils ont déconstruit les processus, les institutions, les icônes culturelles et les hiérarchies avec des résultats viraux. Les trois courageux invités indésirables ont redistribué le statu quo. Ils avaient décidé d’être célèbres, et ils le sont devenus – du moins dans le monde de l’art, le milieu qui leur importait – et cette célébrité leur a procuré l’influence qui en découle.

C’est ainsi qu’ils ont apporté leur contribution – ils ont brisé la coquille qui s’était formée autour de l’art et ont réussi à s’y glisser dans les années 1960.

Ron Gabe, détenteur d’un baccalauréat en beaux-arts de la University of Manitoba est devenu Private Felix Partz. Provenant de la même université, qu’il a abandonnée avant même de terminer des études en architecture afin d’ouvrir une école libre (The School), un magasin alternatif (The Store) et un journal (The Loving Couch Press), Michael Tims est devenu AA Bronson. Jorge Zontal, né Slobodan Saia-Levy à Parme en Italie et qui a grandi principalement ​ au Venezuela, a gradué en 1968 de la Dalhousie University d’Halifax. Le trio s’est formé à Toronto en 1969.

Irrévérencieux, immensément créatifs et confiants, ils ont débuté leur collaboration. Ils ont tour à tour joué au gérant de magasin, au travailleur de bureau, à l’artiste, à l’architecte, au réalisateur, au chercheur, à l’imprimeur et à l’éditeur, au flâneur et à la star de cinéma. Ils ont géré un magasin alternatif, mais il fallait « être dans le coup » pour savoir où et quand il était ouvert. Ils n’avaient pas froid aux yeux et ont révélé leur sensibilité queer avec tant d’aplomb qu’ils ont surmonté, sans broncher, toutes les contestations.

À la fin des années 1960, une partie de la communauté artistique émergente s’est opposée à la rigidité du cube blanc en soutenant que l’institutionnalisation de l’art était source de stérilité, de bureaucratie, d’exclusion et d’injustice. Leur appel était « l’art c’est la vie, la vie c’est l’art », un concept duchampien qui convenait aux années hippies. General Idea est devenu sa propre scène artistique en insinuant sa légitimité par des dons fallacieux aux collections, en dispersant sa « marque » à travers l’art postal et en créant le FILE Megazine, un outil complémentaire qui servait à édifier ceux et celles ​ qu’il voulait mettre de l’avant. Le trio a lancé un concours de beauté à une époque où le format léger était critiqué pour sa superficialité, presque politiquement incorrect. Il a conçu un pavillon qui existait dans le récit entourant General Idea, mais qui était célèbre en raison du doute concernant son existence ; conceptualisé puis prétendument fabriqué, le pavillon aurait été utilisé avant qu’il ne brûle et aurait « continué à vivre » en étant encensé et commémoré de façon convaincante. L’atmosphère de leur quartier général – il y a avait une ​ rhétorique militaire dans leur vocabulaire révolutionnaire – était constamment en devenir, innovante, vertueusement égoïste et habituellement très amusante. Le trio était brillant – plein d’esprit, socialement cinglant, ironique et perspicace. Ils avaient eu raison de viser haut. Felix, Jorge et AA étaient nés pour être des stars.

Vue de l’exposition L’art et la vie de General Idea (2022) Photo : MBAC Courtoisie du Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa
General Idea, AIDS (Bilboard) (1988) Reproduction de 2022. Impression offset sur vinyle. Photo : MBAC Courtoisie de l’artiste

Pour l’exposition au Musée des beaux-arts, le commissaire Adam Welch a travaillé avec le dernier membre vivant du groupe, AA​ Bronson, afin de proposer un échantillonnage chronologique cohérent de la trajectoire du trio. Nous saisissons leur esthétique avec la reconstruction du pavillon de Miss General Idea et les écussons qui tapissent les murs. Puis, différents objets nous ​ font rencontrer leur entourage, ce qui met la table au ton de l’exposition. Des exemplaires de FILE, des photographies et des objets souvenirs démontrent que c’est d’une collectivité que provient l’impulsion de General Idea, qui a éventuellement été portée par trois joueurs principaux.

Le sida a propulsé leur message politique alors que la nécessité de faire entendre une perspective qui provenait directement des gens infectés – la communauté homosexuelle vulnérable – s’est fait sentir. Le sida n’a pas amenuisé leur flamboyance insolente : ils sont entrés dans la bataille en imitant la célèbre peinture LOVE (1967) de Robert Indiana en remplaçant le mot sacré de quatre lettres par l’acronyme (alors fatal) AIDS, en rouge, vert et bleu. L’installation de pilules One Year of AZT (1991) montre l’horrible ennui d’avoir à gérer l’avancement rapide de cette maladie avant que des solutions soient disponibles : 1825 unités rigides, lisses et répétitives illustrent un sentiment d’enfermement semblable à celui ressenti entre les murs d’une galerie. Au centre se trouvent cinq pilules de la taille de cercueils. Contre le mur, trois chaises : rouge, verte et bleue.

Le frisson s’accentue plus loin dans Fin de siècle (1990). Trois bébés phoques, inatteignables et distants, sont disposés dans un paysage de styromousse d’un blanc glacial rétroéclairé par une lumière verte aquatique et illuminé de façon peu flatteuse par des fluorescents blancs. La solide mise en scène de General Idea rehausse l’intérêt de l’époque pour les droits des animaux : trois bébés phoques, trois hommes homosexuels – un cri de ralliement. Mais trop tard. Avant que le cocktail sauveur de vie ne soit découvert, Jorge Zontal et ensuite Private Felix Partz ont succombé aux complications du sida, laissant AA Bronson derrière.

au mur : General Idea, One Year of AZT (1991) 1825 unités, styrène formé sous vide, vinyle, 12,7 × 31,7 × 6,3 cm chq. au sol : General Idea, One Day of AZT (1991) 5 unités, fibre de verre, 85 × 214 × 85 cm chq. Cadeau de Patsy et Jamie Anderson, Toronto (2001) Photo : MBAC. Courtoisie du Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa © General Idea

Quelques instants après la mort de Private Felix Partz allongé dans son lit entouré de motifs et de couleurs, AA Bronson l’a photographié, et General Idea a offert au monde de l’art une dernière image emblématique. Puis, General Idea, sans Jorge et Felix, ne pouvait plus devenir.

AA Bronson a fait la lumière sur l’histoire, mais General Idea n’a jamais adopté une position inébranlable ; il s’agissait d’associer l’art et la vie, là où la vérité est aussi nébuleuse que le passé et s’étire avec celui qui la porte. Beaucoup plus intéressant et perspicace.

Le bouquet que General Idea a apporté au banquet a fleuri abondamment et n’a jamais fané, ses pétales sont pressées entre les pages d’une pratique artistique intégrée à la vie, documentée et conservée avec style, professionnalisme et authenticité. General Idea a ajouté un autre élément important au monde de l’art qui a tendance à se prendre très au sérieux. À sa table, ils ont apporté l’humour afin d’en faire une réception scintillante. 

La version originale anglaise est publiée sur viedesarts.com

(Traduction) Catherine Barnabé


(Exposition)

L’art et la vie
General Idea 
Commissaire : Adam Welch
Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa
Du 3 juin au 20 novembre 2022