René Derouin : l’art pour raconter et sauver le monde
Été 1994. Le Centre d’exposition de Baie-Saint-Paul, ancêtre du Musée d’art contemporain, accueillait Fleuve-Mémoires, regroupant quelques-unes des pièces les plus emblématiques de la trajectoire artistique et humaine de René Derouin. On y découvrait Migrations, Place publique, ainsi qu’une faune marine se déployant en un immense bas-relief. Durant cette présentation, quelque 19 000 statuettes issues du projet Migrationsétaient jetées dans le fleuve, au large de Baie-Saint-Paul, dans le cadre d’une performance désormais légendaire : Largage. Allégorie du flux immuable de la vie autant qu’évocation personnelle de la perte du frère et du père, emportés par le Saint-Laurent, cette œuvre fut immortalisée par l’audiovisuel qui l’a inscrite dans la mémoire collective.
Vingt-cinq ans plus tard et dix ans après avoir déployé, sur les abords du même fleuve, Le Phare (Hommage au Cirque du Soleil et au largage dans le fleuve Saint-Laurent), Derouin dépose une fois encore ses valises en Charlevoix le temps de déballer son travail récent. Intitulée Le Mur des Rapaces volet 3, l’exposition revisite son continent imaginaire (du Québec – son berceau familial – au Mexique – son terreau et révélateur artistique) en portant un regard renouvelé sur ce territoire qui le hante, l’habite. Après une entrée en matière rappelant, documents à l’appui (films, photos et vitrine d’artefacts), la célèbre performance baie-saint-pauloise de 1994 la salle du rez-de-chaussée propose une trentaine d’œuvres réalisées entre 2013 et 2017. Relayant les motifs du cercle et de l’oiseau, les techniques du bas-relief, de la linogravure et du papier découpé, Derouin évoque des univers déshumanisés, sans éthique ni scrupules, sans morale ni limites. Un véritable monde de rapaces.
Dénonçant l’individualisme de la société de consommation de même que le racisme, l’intolérance et le repli identitaire qui lui sont concomitants, les quatre grandes pièces au cœur de la présentation abordent des enjeux sociaux actuels qui trouvent leurs racines réminiscentes dans la pratique de l’artiste.
Dénonçant l’individualisme de la société de consommation de même que le racisme, l’intolérance et le repli identitaire qui lui sont concomitants, les quatre grandes pièces au cœur de la présentation abordent des enjeux sociaux actuels qui trouvent leurs racines réminiscentes dans la pratique de l’artiste. C’est le cas, notamment, du Mur des rapaces(2017), immense bas-relief peint arborant les motifs du train, des rapaces, des migrants et du mur comme architecture autant que frontière. L’influence des muralistes mexicains ayant marqué ses années de formation — Orozco, Siqueiros, Rivera – est exemplifiée dans cette évocation métaphorique du mur séparant le Mexique des États-Unis, véritable obsession du président américain en fonction. Ce train, c’est « La Bestia », ou le « tren de la muerte », convoi de marchandises emprunté en toute illégalité par les migrants fuyant des conditions de vie intolérables. Installés sur le toit des wagons, ils sont vulnérables aux accidents, certes, mais plus encore aux groupes criminalisés qui les rançonnent, les agressent et les violent, quand ils ne les tuent pas simplement.
Les grands rapaces se succèdent et tournoient d’une œuvre à l’autre en un cercle de la mort qui, peu à peu, confine les migrants. Peu importe le médium, c’est la classe des dirigeants, économiques et politiques, qui tire ici les ficelles d’un monde de plus en plus inégalitaire dans lequel la démocratie subit les derniers outrages. Fidèle à son style autant qu’à ses thématiques, Derouin arrive là où on l’attend, avec l’efficacité et l’humanisme qui caractérisent son univers perpétuellement en marge des courants contemporains, mais ô combien essentiel !
Le Mur des Rapaces volet 3
Commissaire : Pascale Beaudet
Musée d’art contemporain de Baie-Saint-Paul
Du 15 juin au 3 novembre 2019