Le 25e d’Art Mûr : Terre nouvelle en vue !

La Galerie Art Mûr célèbre cette année son 25e anniversaire de création(1). Pour lancer l’événement, les fondateurs Rhéal Olivier Lanthier et François Saint Jacques, toujours à la barre de la Galerie, ont mis sur pied une exposition intitulée Terra Nova. Son titre signifie « terre neuve » ou « nouvelle terre », en ligne avec le sous-titre : Regard sur le présent et le futur. Le recours au latin est un clin d’œil à l’Italie où devait avoir lieu cette année une exposition des artistes de la Galerie, dans le cadre de la Biennale de Venise. Or, en raison de la pandémie, la manifestation internationale a été reportée en 2022. Qu’à cela ne tienne, Lanthier et Saint-Jacques ont alors décidé de conserver le concept et de l’adapter pour le présenter à Montréal.
On pourrait aussi entendre dans ce « Terra Nova » le cri de la vigie à l’approche d’une terre en vue. Juchés dans les mâts pour voir de loin, ces guetteurs étaient chargés d’observer la mer et l’horizon. Ils avaient, dit-on, l’obligation de rapporter tout ce qu’ils voyaient et entendaient.
C’est précisément le sens du travail des quarante-deux artistes2 réunis dans l’exposition : observer les environnements naturel, social et humain actuels pour pointer les défis d’aujourd’hui et de demain. En cent vingt œuvres coups de poing, les artistes répondent à la question : « Où sommes-nous et où allons-nous ? » Lorsque nous avons échangé avec les commissaires sur la genèse du thème, ils ont dit n’avoir suivi que l’engagement de leurs propres artistes. Plusieurs préoccupations ressortent et s’entrecroisent, regroupées sous cinq thèmes3 : actualité, environnement, rapports sociaux, territoire / espace, illusion / onirisme, que nous revisitons ici.
L’actualité englobait la COVID-19, le confinement, l’ascendant du virtuel et notre société de surconsommation. Les œuvres de Karine Giboulo les couvrent tous. Ses dioramas couleur, composés de petits personnages en argile polymère, acrylique et carton, constituent des témoins éloquents et poignants de notre époque. Nous nous reconnaissons en ligne, masqués, distancés dans File d’attente (2020), allégorie de toutes les attentes vécues pendant la pandémie. Dans une « bulle » de verre (À travers mes yeux comme à travers une fenêtre (10), 2021), l’accolade entre deux personnes en combinaison médicale rappelle et brise l’isolement du confinement. Le délirant Killer Whale (2014) plonge un regard implacable sur une excursion aux baleines où les participants sont plus préoccupés à se prendre en photo qu’à prendre soin des eaux jonchées de détritus. Une boîte de livraison d’Amazon percée de deux trous et flanquée de la flèche du logo crée un smiley et tient lieu de visionneuse 3D. En plongeant notre regard à l’intérieur de la boîte, nous découvrons l’entrepôt et le travail à la chaîne, corolaires de notre surconsommation. Disséminés tout au long de l’exposition, les petits personnages de Giboulo servaient en quelque sorte de narrateurs comme on en retrouvait dans la peinture d’histoire. On disait que les dieux et les déesses y symbolisaient le psychisme humain. C’est un peu le rôle des œuvres d’Erika Dueck (Reiterate, 2019 ; The Sanctuary, 2018), maquettes architecturales révélant parfois derrière les façades des intérieurs en transition, en démolition ou en reconstruction, qui pourraient se lire dans la période actuelle comme une métaphore de notre fragile santé mentale.
En cent vingt œuvres coups de poing, les artistes répondent à la question : « Où sommes-nous et où allons-nous ? »
Le générique thème de l’environnement abordait la crise environnementale, les changements climatiques, l’écologie, que ce soit à travers le SOS de Patrick Bérubé dans Time / Emit – La mort du Commun (2020), photo inversée sonnant le glas de la réversibilité de la condition environnementale, ou celui de Jessica Houston dans Crossing the Line (2015), glacier saturé d’un rouge danger. Le spectaculaire Whale Fall (2019) de Nicholas Crombach et de Nurielle Stern témoigne de notre écosystème en lambeaux. La thématique environnementale englobait aussi le merveilleux et les créatures imaginaires, évoquant une mythologie contemporaine, comme le poisson Here be dragons: the river dragon (2020) d’Emily Jan, véritable sphinx du XXIe siècle.
Inégalités sociales, racisme, féminisme faisaient le point sur les rapports sociaux. Jannick Deslauriers et Dana Widawski frappaient l’imaginaire avec des œuvres saisissantes sur la condition féminine, négociant ou affirmant sa place dans la société. La première avec Rose (2020), installation composée de matériaux synthétiques, mettant en scène une femme intubée, à la fois reliée et attachée aux différentes sphères de la vie. La seconde recourt à des symboles historiquement associés à l’univers féminin, utilisés d’une manière subversive. La vaisselle en céramique dans la série Wrapped Woman-Pizza Plate (2018) laisse entrevoir les jambes de femmes en burqa, tandis que la tapisserie dans Arts and Crafts (2012) sert de fond d’écran à des femmes en short et soutien-gorge brandissant des outils de construction.
Une terre nouvelle ne pouvait faire abstraction de la notion de territoire et d’espace, incluant nomadisme et migrations. Le husky des deux peintures Sans titre (2020) d’Hédy Gobaa, invalide les illusions projetées sur nos territoires d’adoption, et The Ultimate Map (2016) de José Luis Torres, tracée avec des rubans à mesurer, donne à voir un monde où tout est calculé, chiffré. Ses panneaux de « désorientation » Grande faune I, II, III (2015) livrent un commentaire ironique sur notre monde en déroute. Comme le cheval à bascule désarticulé de la sculpture End of the Chase (2017), de Nicholas Crombach, marque la chute abrupte et le désenchantement.
Enfin, illusion et onirisme apportaient cette part d’étrangeté et de merveilleux de la recherche visuelle. Boundaries (2019), de Nadia Myre, télescope l’œil de l’observateur et l’univers regardé, comme si les deux extrémités d’une longue-vue étaient superposées. L’installation multimédia Transfigurateurs (2016), de Laurent Lamarche, fait vivre avec poésie l’expérience combinée du microscope et du télescope. Les installations de Guillaume Lachapelle aux confins de la science, de l’art et du fantastique défient notre perception visuelle. Que ce soit dans les rayonnages de la bibliothèque démultipliée de Lost in reflection (2015) ou dans l’éternel recommencement de la chaîne de montage de Polygon Factory (2019), nous sommes plongés entre fiction et réalité, microcosme et macrocosme, aspirés dans un espace-temps infini.
Trop bref regard sur cette immense exposition qui, malgré la gravité des propos abordés et la profondeur des démarches, était une fête visuelle dont nous avions besoin en cette période de pandémie planétaire. Le vent dans les voiles, Terra Nova marque de façon brillante les célébrations du 25e anniversaire d’Art Mûr. Elle s’annonce comme l’une des meilleures expositions de l’année, et confirme, encore une fois, Art Mûr comme l’une des plus importantes galeries d’art contemporain au pays.
(1) Petite note historique sur les débuts de la Galerie. Jinny Yu fut la première artiste à qui fut consacré un solo. Par la suite, ce fut au tour de Nadia Myre, Guillaume Lachapelle, Cal Lane et Shayne Dark de joindre Art Mûr. Artistes accomplis, ils sont toujours représentés par la Galerie. Les tout derniers arrivés sont Eddy Firmin, Dana Widawski, Emily Jan, Nicholas Crombach et Erika Dueck.
2 Les artistes proviennent en majorité de la maison, auxquels s’ajoutent quelques artistes invités.
3 Voir « Terra Nova : regard sur le présent et le futur. Exposition 25e anniversaire », Art Mûr, février-avril 2021, Opuscule Invitation, vol. 16, n°1.
(Exposition)
TERRA NOVA | REGARD SUR LE PRÉSENT ET LE FUTUR
COMMISSAIRES : RHÉAL OLIVIER LANTHIER ET
FRANÇOIS SAINT-JACQUES
EXPOSITION 25E ANNIVERSAIRE
GALERIE ART MÛR
DU 9 FÉVRIER AU 24 AVRIL 2021
ARTISTES : SONNY ASSU, INGRID BACHMANN, PATRICK BEAULIEU,
JUDITH BERRY, PATRICK BÉRUBÉ, SIMON BILODEAU, RENATO GARZA CERVERA, MAGALIE COMEAU, ROBBIE CORNELISSEN, SHAYNE DARK, JANNICK DESLAURIERS, JEAN-ROBERT DROUILLARD, ERIKA DUECK, EDDY FIRMIN, NICHOLAS GALANIN, KARINE GIBOULO, HÉDY GOBAA, DINA GOLDSTEIN, ADAM GUNN, JESSICA HOUSTON, EMILY JAN, TREVOR KIERNANDER, HOLLY KING, GUILLAUME LACHAPELLE, LAURENT LAMARCHE, ÉRIC LAMONTAGNE, CAL LANE, PIERRE LAROCHE, ZEKE MOORES, NADIA MYRE, MICHAEL PATTEN, KARINE PAYETTE, BEVAN RAMSAY, JENNIFER SMALL, OLI SORENSON, NICHOLAS CROMBACH & NURIELLE STERN, DIANA THORNEYCROFT,
JOSÉ LUIS TORRES, BRANDON VICKERD, DANA WIDAWSKI, COLLEEN WOLSTENHOLME, JINNY YU
Erika Dueck, The Sanctuary (2018)
Technique mixte, 50,8 x 50,8 x 162,56 cm
Photo : Mike Patten
Courtoisie d’Art MûrErika Dueck, The Sanctuary (2018)
Technique mixte, 50,8 x 50,8 x 162,56 cm
Photo : Mike Patten
Courtoisie d’Art Mûr