À l’aube de l’âge de l’automobile, Émile Hermès, fabricant parisien de harnais et d’accessoires d’équitation, a réuni une collection d’œuvres d’art et d’artefacts associés à la longue symbiose entre l’homme et le cheval. Il sentait déjà la fin imminente de l’âge du cheval, au moment où la traction animale connaissait un sommet dans une Belle Époque où pointaient néanmoins d’irrémédiables changements techniques. La visite de cette collection inspire un bien-être lié au sentiment de plénitude et de vélocité que suscite toujours le cheval…

Quelque deux cent cinquante objets tirés de la collection amorcée par Émile Hermès au début du XXe siècle, à la gloire Des chevaux et des hommes, sont présentés au Musée Pointe-à-Callière. Habituel­lement, l’ensemble de la collection occupe de manière permanente les bureaux du groupe Hermès International, au 24, rue du Faubourg Saint-Honoré à Paris, où la société est établie depuis 1885.

Issu d’une lignée d’artisans harnacheurs, Émile Hermès (1871-1951) était conscient du crépuscule du rôle du cheval, en dépit de l’activité de cinquante mille chevaux affectés au transport urbain vers 1900, à Paris. En 1925, il n’en restait que cinq mille… Nostalgique de l’équitation et de la vie sociale autour du cheval, Hermès décide de réunir une collection à caractère artistique, mais surtout anthropologique, riche d’artefacts d’Europe, d’Asie, d’Afrique et des Amériques. L’ensemble couvre un vaste panorama chronologique : il débute avec une tête de cheval très expressive d’apparence massive, en terre cuite du Pakistan, remontant à 4 000 ans. Il se poursuit avec la maquette très délicate, subtilement « dessinée » en bronze, d’un attelage avec char et conducteur issue de la culture Amlash d’Iran (début du premier millénaire avant J.C.), ainsi qu’un attelage complexe en bronze du Luristan (province iranienne), du VIIIe siècle avant J.C.

La collection Hermès réunit notamment une multitude de représentations du cheval et de la chevalerie, de la Renaissance aux débuts de la modernité. Très prononcé, l’intérêt d’Émile Hermès pour l’art reste éclectique. Cependant, on y trouve de remarquables peintures et des œuvres graphiques signées par Delacroix, Géricault, Degas… Si la façon de collectionner d’Émile Hermès est personnelle et dépourvue de système savant, l’ensemble reflète la personnalité d’un amateur dont on apprécie l’intérêt pour les techniques de l’attelage, pour l’anatomie du cheval, ainsi que pour les très françaises statues équestres, notamment celles à la gloire de Louis XIV, que reflètent des tableaux de peintres du XVIIe siècle.

Le monde équestre possède une beauté souvent liée à la simplicité d’objets au service du mouvement : éperons, étriers, selles. Ils sont parfois ornés, comme l’atteste une selle japonaise de l’époque Edo (XVIIIe siècle) en cuir, peau vernie et métal doré. Ils sont parfois dépouillés, à l’égal du chanfrein en fer (protection de guerre pour la tête du cheval) presque cubiste et fruste dans son ornementation, simplement identifié : « Europe, XVe– XVIe siècles ».

En revanche, une muserolle allemande (sorte de muselière pour protéger la bouche du cheval) en fer forgé du XVIIe siècle est presque festive dans sa profusion baroque d’ornements – un brin inutile.

Le portrait équestre symbolisé par le prototype antique de la statue équestre de l’empereur Marc-Aurèle à Rome – main droite levée et cheval au pas dit de passage – illustre une posture du pouvoir royal ou impérial. Ainsi, la collection Hermès recèle toute une série de tableaux des périodes Louis XIV et Louis XV, avec la pose du roi à cheval… Au XVIIIe siècle, la société européenne vit une sécularisation progressive du pouvoir. Les princes entretiennent des haras royaux, matrices de la cavalerie de guerre, avec leur dignité. Mais la mystique passe du maître à l’animal.

« L’allégorie du pouvoir s’acheminait vers l’éloge vétérinaire », écrit de manière hilarante Nicolas Chaudun.1 Deux portraits de chevaux lipizzans commandés en 1699 par l’empereur Charles VI d’Autriche au peintre Johann Georg de Hamilton mettent en scène de grands chevaux face à leurs écuyers qui font figure de modèles réduits. Ils rappellent un peu le faux esprit « objectif » des toiles chevalines du peintre anglais George Stubbs, le brillant et le grain de folie lyrique du peintre animalier anglais en moins. Une petite statue en bronze d’Arthur Waagen montre « Sa Majesté l’Empereur Napoléon III » à Solférino. « La sécularisation du gouvernement ruinait la charge merveilleuse de sa représentation. »٢ L’empereur des Français a l’air petit et effacé par rapport à son majestueux étalon en mouvement.

Le cheval est un thème de choix du romantisme. Géricault peignait un cuirassier napoléonien blessé à côté d’un cheval rampant (Musée du Louvre). Le XIXe siècle vivait « une véritable soldatomanie »٣, qui incluait le mythe chevalin. Delacroix porte le romantisme à son paroxysme. « Delacroix a détaché pour toujours la plus grande image du cheval que nous puissions imaginer. (…) Il est parvenu à transfigurer son modèle, exaltant jusqu’au sublime le thème qui est l’emblème de la peinture romantique. »4 D’autres peintres, tels Carle (Horace) Vernet et Alfred de Dreux, bien représentés dans la collection Hermès, demeurent simplement dans le giron de la très prisée peinture chevaline.

Dans une puissante œuvre sur papier intitulée Ocelot attaquant un cheval (crayon, plume, encre brune), Delacroix crée une composition ovale repliée sur elle-même. Les yeux noircis, le cheval souffre, écrasé sous les griffes et la morsure de l’ocelot. Le jeu dessiné des taches de la fourrure du félin face aux ombres et à la robe du cheval est saisissant. L’ocelot semble possédé par un esprit : serait-ce celui de Delacroix ? Avant de s’attaquer à un thème – à une toile – selon son ami Baudelaire, Delacroix avait dans le regard une férocité de tigre.

Un volet plus technologique de la collection Hermès offre une sélection de calèches, cabriolets, berlines, etc. du tournant du XXe siècle qui établissent un lien très évident avec une certaine élégance des débuts de la carrosserie automobile.

(1) Nicolas Chaudun dans Des Chevaux et des hommes, La collection Émile Hermès, Paris, catalogue d’exposition, texte de Nicolas Chaudun et al., Éditions Pointe-à-Callière, Montréal, 2016, p.63.

(2) Idem p. 63.

(3) Pierre Courthion – Le Romantisme, collection Le goût de notre temps. Albert Skira, 1961, p. 81.

(4) Idem p. 85.

DES CHEVAUX ET DES HOMMES  La collection Émile Hermès, Paris
Commissaires : Jean-Paul Desroches et Nicolas Chaudun
Musée Pointe-à-Callière, Montréal
Du 20 mai au 16 octobre 2016