Dans le contexte de cette présentation, Anne-Marie Proulx se tourne vers la communauté de consœurs qui lui a tant manqué durant le confinement provoqué par la pandémie. Autour de son livre d’artiste, Le jardin d’après (2021), inspiré du roman Le Premier Jardin (2000) d’Anne Hébert, elle invite douze femmes – amies proches, mères et  collègues avec qui elle partage une sensibilité – à dialoguer sur le thème du jardin. Depuis leurs pratiques respectives, chacune adopte une posture d’ouverture aux autres, donnant toute la place à l’écoute, ainsi qu’aux hasards et aux potentialités esthétiques provoqués par la rencontre de leurs propositions plastiques. Cet intérêt pour le dialogue et l’esprit de communauté marque d’ailleurs la pratique de Proulx depuis plusieurs années1. Elle s’en inspire comme un idéal éthique. Elle interprète d’ailleurs le fait de rassembler des artistes comme un acte de création, plutôt que relevant d’une volonté d’artiste-commissaire.

Comme dans certaines de ses installations précédentes, Proulx considère spécifiquement le lieu de présentation et situe l’espace d’Arprim par rapport aux quatre directions cardinales2. On y entre par le sud-est où les murs de la galerie demeurent blancs alors que dans la section opposée les murs ont été peints en noir, soulignant l’alternance du jour et de la nuit, un phénomène manifeste partout sur terre, selon différents rythmes. Son geste de géolocalisation s’inscrit ainsi dans un savoir-être au monde et une certaine cosmogonie auxquels répond Céline Béland, sa mère et astrologue, en présentant le thème astral du Soleil et de la Lune de chacune des invitées. Une murale photographique de Proulx reprise du livre Le jardin d’après tapisse le mur du fond de la galerie, et une autre de la même source, imprimée sur tissu, forme un rideau sur lequel se fixent les fleurs en papier découpé de Manon Sioui. Près de l’entrée, une pile d’exemplaires de son livre d’artiste ouvre et ferme l’exposition. Sa proposition plastique reconnaissable encadre ainsi l’ensemble de la présentation et la ponctue des pages arrachées de son ouvrage et accrochées aux murs.

Vue de l'exposition Ciels racines (2022)
Vue de l’exposition Ciels racines (2022) avec les oeuvres de Jacynthe Carrier, Anne-Marie Proulx, Catherine Arsenault. Photo : Jean-Michael Seminaro. Courtoisie des artistes
Vue de l'exposition Ciels racines (2022)
Vue de l’exposition Ciels racines (2022) avec les oeuvres de Marie-Michelle Deschamps, Anne-Marie Proulx, Catherine Arsenault, Manon Sioui. Photo : Jean-Michael Seminaro. Courtoisie des artistes
Vue de l'exposition Ciels racines (2022)
Vue de l’exposition Ciels racines (2022), avec les oeuvres de Maryse Goudreau, Catherine Arsenault, Leila Zelli, Anne-Marie Proulx, Jacynthe Carrier, Natalie Jean. Photo : Jean-Michael Seminaro. Courtoisie des artistes

Tout comme leur hôtesse, les artistes, l’autrice et l’astrologue invitées mettent en avant des récits personnels autour du jardin – ou leur rapport intime au végétal, selon leurs propres termes de référence, souvent adaptés de leurs pratiques respectives. Par exemple, bien que surtout connue pour recourir à la figure du béluga, Maryse Goudreau articule sa contribution autour d’une vidéo et de photographies prises dans un verger situé sur sa terre en Gaspésie. Citadine, Hannah Claus tourne son appareil vers le ciel marqué de fils électriques ou de cordes à linge, visibles derrière chez elle, qu’elle recompose pour former des motifs s’apparentant au perlage autochtone. Dans une vidéo, Leila Zelli nous montre une enfant iranienne exposée à la guerre adoptant la position de l’arbre afin de composer avec ses peurs. Sur une branche de bouleau jaune, qu’elle a installée contre le mur du fond, Andréanne Godin insère une petite gouache d’une série réalisée comme offrande à ses complices dans le projet. Hôte du champignon médi­cinal chaga, cet arbre de la forêt méridionale du Québec constitue l’essence emblématique de la province depuis 1993. Un bouleau blanc, une espèce de la même famille, demeure le seul arbre toujours vivant sur le terrain de la maison où Godin a grandi. À partir d’expé­riences personnelles singulières, souvent émotionnellement chargées, les complices3 dressent ici le portrait d’une nature d’une grande richesse mnémonique et symbolique, autant pour chacune d’entre elles que pour nous, ensemble et individuellement.

À cet égard, l’installation de Proulx et ses compagnes retisse les liens complexes entre nature et culture qu’une pensée occidentale prévalente a longtemps séparées. Toutes différentes, intimes et personnelles, leurs expé­riences mises ensemble érigent le vivant comme un continent en partage, tel que le décrit Dominique Truco dans son recueil le vivant unique continent, selon ses vers libres : « Continent Terre / Terres continues / Au monde réaccordé4 ». À l’instar de cette poète, l’exposition Ciels racines en appelle à notre responsabilité collective au regard de ce vivant qu’on habite et qui nous unit et nous invite à résister aux « chefs d’États et de gouvernements / tous à Bouthaniser / atteints d’intellectuelles comorbidités d’économie de marché / préfèrent / Argent au Vivant5. » 

1  Parmi ses œuvres récentes mentionnons Ses mains les vents (2018-2019), réalisée en collaboration avec des femmes gaspésiennes lors des Rencontres inter­nationales de la photographie en Gaspésie en 2019 ; Terres éloquentes (2018-2019), en conversation avec Mathias Mark, et La tente parlante (2019) imaginée avec Guy Sioui Durand, montrées à la Manif d’art 9 ; ainsi que Les falaises se rapprochent (2017-2018), en conversation avec Mathias Mark, Tanya Lalo Penashue et Mariette Mestenapeo. Analysant le travail de Proulx sur les archives du centre SKOL, Michael DiRisio souligne la portée subversive de ce travail à plusieurs mains dans « La logique administrative dans les œuvres de Jo-Anne Balcaen et d’Anne-Marie Proulx », esse arts + opinions, (94), p. 26-35.

2  Lors de la présentation de l’exposition Le premier jardin (2020) à Espaces F à Matane, Proulx a « géolocalisé » le lieu de la même manière, tout comme lors de la présentation de Les falaises se rapprochent (2018) à la Galerie des arts visuels de l’Université Laval.

3  L’exposition intègre aussi des végétaux et des animaux de céramique de Catherine Arsenault, des photographies d’immersion au jardin de Jacynthe Carrier, une branche fleuve de verre et un émail cloisonné de feuillage de Marie-Michelle Deschamps, des photographies montrant Dominique Pétrin recouverte de feuilles mortes dans une forêt près de chez elle et les récits d’observations diverses en nature de Natalie Jean. S’ajoutent les fruits de cueillettes, branches, pierres, nids d’oiseaux, de certaines collaboratrices.

4  Dominique Truco, le vivant unique continent (Paris, Sens & Tonka éditeurs, 2020), p. 9.

Ibid., p. 35.


(Exposition)

CIELS RACINES
ARTISTES : ANNE-MARIE PROULX, AVEC CATHERINE ARSENAULT, JACYNTHE CARRIER, HANNAH CLAUS, MARIE-MICHELLE DESCHAMPS, CAROLINE GAGNÉ, ANDRÉANNE GODIN, MARYSE GOUDREAU, NATALIE JEAN, DOMINIQUE PÉTRIN, MANON SIOUI, LEILA ZELLI, ET LA PARTICIPATION DE CÉLINE BÉLAND
ARPRIM, CENTRE D’ESSAI EN ART IMPRIMÉ, MONTRÉAL
DU 21 JANVIER AU 26 FÉVRIER 2022