Le programme de la 10e édition de la Biennale d’art performatif de Rouyn-Noranda a été traversé en bonne partie par des pratiques issues de la danse. Sélectionnés par Audrée Juteau, commissaire et directrice de l’Écart qui est aussi chorégraphe et danseuse, les artistes ont proposé des performances de longue durée souvent tournées vers une forte présence du corps et de ses limites. Le public a ainsi pu voir des pratiques interdisciplinaires alliant musique, danse, action, installation, etc., qui, dans le circuit des arts vivants et de l’art performance, étaient plus proches de ce que l’on peut voir au OFFTA qu’à VIVA! Art Action. Voici un bref survol de ce programme échelonné sur quatre jours.

Premier jour

La soirée d’ouverture a été confiée au duo Geneviève et Matthieu avec M. Gros, œuvre évolutive d’abord montrée à La Chapelle en 2021. Dans cette version, la mise en espace se fait dans les deux salles de l’Écart. Évoluant dans un univers installatif presque dramatique où se côtoient bâches peintes et barbe à papa bleue, les deux artistes présentent plusieurs tableaux, parfois chaotiques, axés sur l’idée de surveillance. On a pu voir des scènes de fausse nudité, d’acrobaties et d’envolées lyriques. Ce qui ressort de cette proposition est que le duo, aussi un couple dans la vie, agit en totale complémentarité.

FATHERMOTHER (Kezia Waters et Jordan Brown), BLACK MOON (2022) Photo : Christian Leduc. Courtoisie de l’Écart

Deuxième jour

Le couple formé de Kezia Waters et Jordan Brown, du collectif FATHERMOTHER (Chicago), est apparu dans la salle arborant des abat-jours. Cet accessoire leur offre autant l’anonymat qu’une forme d’intériorité. Évoluant dans un espace délimité par une grande demi-lune de sel, Black Moon se joue et se négocie à deux. Les tableaux se succèdent à travers des gestes répétés, allant parfois jusqu’aux spasmes. Par ces efforts soutenus, on les entend respirer, être en tension et se rapprocher. Ce corps à corps met au jour leur vulnérabilité, mais aussi leur confiance mutuelle.

La soirée s’est poursuivie avec une artiste aguerrie qui a exploré l’endurance dans plusieurs actions passées. Très vite, le brouhaha des discussions du public, en attente, fait place au silence. Un cri (de détresse ou animal) retentit derrière la porte close. Louise Liliefeldt (Toronto) entre dans la posture de yoga du chien tête en bas. Elle se déplace ainsi dans la pièce, la traverse lusieurs fois, frôle ou contourne le public. Elle tient cette position longtemps avant de poursuivre avec d’autres gestes successifs : mettre du pigment sur la paume de ses mains et la plante de ses pieds pour créer des traces ; se plonger la tête plusieurs fois dans un bassin d’eau ; nettoyer ses pieds avec le contenu des bouteilles de boisson gazeuse avant de se coiffer et de se changer de vêtements. L’artiste clôt Continental Breakfast en regardant les gens droit dans les yeux, car ils ont été témoins de sa transformation d’un être hybride à la femme qu’elle est devenue.

La soirée s’est terminée avec Bleu néon de Kim-Sanh Châu (Montréal). D’origine vietnamienne, l’artiste met en scène sa quête pour retrouver sa culture, qu’elle connaît uniquement par le prisme de ses parents. Dans un espace délimité par des néons déposés au sol, l’artiste compose une série de mouvements à partir de la position de squat, une posture naturelle adoptée en Asie. Accompagnée par le musicien Chittakone Baccam, Châu intègre la langue vietnamienne à un rap qu’elle scande à quelques reprises. Par cette proposition, l’artiste touche un peu plus à sa culture et se l’approprie, à travers l’apprentissage de la langue et l’expression de ses sentiments avec sa chorégraphie.

Louise Liliefeldt, Continental breakfast for dinner (2022) Photo : Christian Leduc. Courtoisie de l’Écart

Troisième jour

La biennale s’est transportée dans la plus grande salle du Musée d’art de Rouyn-Noranda. La première proposition détonne du reste par son caractère jouissif. Fame Prayer / EATING du chorégraphe Andrew Tay (Toronto) et de ses collaborateurs, l’artiste visuel François Lalumière (Montréal) et la photographe Katarzyna Szugajew (Varsovie), est construite à partir de textes de psycho pop. L’ensemble est chorégraphié, mais la notion de jeu est au cœur de l’œuvre en ce sens que les interprètes peuvent refuser les demandes des autres tout au long de la pièce. Ce ludisme donne des situations comiques qui viennent briser la rigidité que l’on retrouve dans la plupart des chorégraphies. Les artistes montrent leur personnalité, leur caractère et leurs limites qu’ils communiquent verbalement. Plusieurs tableaux mettent leurs corps au défi, notamment dans l’utilisation du breakdance ou de positions BDSM. Bien que jouant avec les limites du corps, l’œuvre permet un safe space aux interprètes. Témoin de leur complicité, le public devient aussi complice dans la négociation de leurs actions.

Après de nombreuses minutes d’attente dans le hall du musée, keyon gaskin (Portland) est apparu parmi la foule, drapé de noir, pour partager un verre de whisky avec quelques personnes avant de commencer. Depuis environ huit ans, gaskin présente it’s not a thing dans différents lieux de diffusion et toujours sans aucune mise en contexte en amont. L’artiste s’adresse en anglais au public installé dans des estrades, au moyen d’une traduction simultanée. Après quelques indications de l’artiste, la salle est plongée dans le noir, ce qui a suscité des mouvements inattendus de la part du public. Au lieu de rester assis, les gens ont cru qu’ils devaient quitter leurs sièges. La tension était palpable, et étrangement, une appréhension de ce qui allait peut-être se passer est apparue. Les spectateurs qui étaient passifs se sont activés malgré eux pour partager l’espace de performance de l’artiste. Même si ce n’était pas l’intention de gaskin de créer un tel mouvement, le public a été confronté à la vulnérabilité que peut ressentir un artiste noir qui performe principalement devant des spectateurs blancs peu importe où il se trouve.

Lara Kramer, Them Voices (2021) Photo : Christian Leduc. Courtoisie de l’Écart

Quatrième jour

Scindée en deux temps, la première partie de la journée s’est déroulée à l’extérieur, dans le village de Cléricy, à environ 30 minutes de Rouyn-Noranda. Depuis quelques semaines, la ville fait les manchettes à cause de la pollution émise par la Fonderie Horne. La proposition de Marie-Hélène Massy Emond et Danny Twist (Edmund Porn Project) arrive comme une charge contre toute exploitation des richesses locales qui perdure encore. À Cléricy, le territoire reste intouché, mais il ne le sera plus pour très longtemps. Avec la participation de quelques citoyens, la performance retrace l’histoire de la municipalité, et est ponctuée par une prestation de musique expérimentale dans l’enceinte de la patinoire municipale. Cette marche performative devient une marche citoyenne, et vise à éveiller les consciences sur les enjeux environnementaux liés à l’installation d’une mine.

C’est l’artiste Lara Kramer (Montréal) qui a clos la biennale avec Them Voices. Déjà présente dans la salle, mais non visible, l’artiste laisse le public s’asseoir autour d’une installation composée de matériaux de construction et de matériaux industriels (bâches, miroir de surveillance, styromousse, feuille d’aluminium pliée, poches de terreau, etc.). Par des gestes et des déplacements répétés, Kramer pousse les limites de son corps tout au long de la construction de sa performance alors qu’elle entre en relation, par le toucher, avec chaque objet et élément pour activer leurs caractéristiques, notamment le son qu’ils émettent.

La pandémie n’aura pas émoussé l’intérêt des Rouynnorandiens envers les pratiques performatives. Cette 10e édition de la Biennale a été un réel succès et a attiré un public de toutes générations chaque soir. Le fort sentiment d’appartenance de la communauté à cet événement et l’accueil par l’équipe et les bénévoles permettent des rencontres entre les artistes, les organisateurs, les invités et le public. Cette proximité a favorisé une réelle attention et une curiosité envers les propositions des artistes.


(Performance)

10e édition de la Biennale d’art performatif de Rouyn-Noranda
Artistes : Andrew Tay, François Lalumière et Katarzyna Szugajew, Geneviève et Matthieu, keyon gaskin, Kezia Waters et Jordan Brown (FATHERMOTHER), Kim-Sanh Châu, Lara Kramer, Louise Liliefeldt, Marie-Hélène Massy Emond et Danny Twist (Edmund Porn Project)
Commissaire : Audrée Juteau
L’Écart, lieu d’art actuel, Rouyn-Noranda
Du 12 au 15 octobre 2022