Véritable icône de l’art underground québécois, tout particulièrement connu pour ses bandes dessinées magistrales, Henriette Valium (1959-2021) a laissé sa marque dans le monde des arts visuels alternatifs du Québec. Et pour preuve, l’importance de la communauté dans la genèse de l’exposition Habuimus papam – Nous avions un pape, rétrospective organisée à la Maison de la culture Janine-Sutto au printemps 2022. L’exposition retraçait le parcours autodidacte de ce géant hors norme, surnommé « le pape de la bédé underground » dans le milieu.

Henriette Valium, de son vrai nom Patrick Henley, a exploré les disciplines du fanzine, de la peinture, du collage, mais aussi de l’affiche avec plusieurs séries réalisées pour le bar Foufounes Électriques dans les années 1980 – une tranche d’histoire de Montréal. Il s’aventure dans le domaine de la vidéo sous le surnom de Laure Phelin, et de la musique avec son groupe punk Valium et les Dépressifs.

Artiste pluridisciplinaire, Valium a su développer un monde déjanté, étourdissant et pourtant extrêmement minutieux, un monde où le vide n’existe pas. L’artiste affirme ainsi dans l’un de ses textes, reproduit à l’occasion de l’exposition : « L’hypersensibilité lucide est un handicap1 » – hypersensibilité palpable dans l’obsession du détail de chacune de ses planches et chacun de ses tableaux. Impossible de saisir l’immensité de ses créations d’un seul coup d’œil : il faut s’y promener, s’y perdre, se laisser happer par ce rigoureux désordre.

Vue de l’exposition Habuimus Papam d’Henriette Valium (2022), Maison de la culture Janine-Sutto, Photo : Guy L’Heureux

Henriette Valium maîtrise le crayon à la perfection, talent qui se trouve à la base de sa liberté créative. À ce sujet, Silvia Gerome, commissaire de l’exposition et dernière compagne de l’artiste, souligne : « Patrick ne s’arrêtait jamais. Il était d’une rigueur incroyable. Plus c’était complexe, plus il était heureux. » En témoigne également le riche corpus regroupé à l’occasion de cette rétrospective, dont le spectaculaire Rachelle Berry (technique mixte sur bois, 2017) accompagné de ses deux esquisses préliminaires qui démontrent la précision de Valium, l’infinité d’heures de travail dissimulées derrière chaque tableau où aucun trait n’est laissé au hasard. Valium joue à nous égarer au cœur de situations grotesques, parsemées de sacres, dans un français réinventé avec sa propre typographie et ses « N » inversés, typiques de sa plume.

Décrit par ses propres soins comme « un des grands spécialistes mondiaux des questions sans réponse2 », Valium se révèle un créateur compulsif, à l’imagination débordante. On retrouve, disséminés dans ses œuvres tous supports confondus, un cynisme et une autodérision qui s’apparentent aux codes de l’esthétique punk : un jeu avec – et contre – les conventions, les tabous et la culture populaire, agrémenté d’une incontournable pointe d’humour. C’est ainsi que le célèbre Tintin devient Nitnit, en une relecture complète du personnage qui se trouve transposé dans des aventures aussi explicites que la planche « Nitnit et la fin de la dope ! ». Gerome aime d’ailleurs à se souvenir que « Patrick était un libre penseur, intègre et drôle, un être excessivement généreux qui ne possédait rien mais qui donnait tout ».

Les œuvres prêtées et la levée de fonds organisée en amont de l’exposition reflétaient justement une volonté collective de rendre hommage à Valium et à sa générosité humaine et artistique. Ce projet de rétrospective a su trouver un écho auprès de son entourage, et n’est pas sans rappeler la force de l’esprit de famille et du principe do it yourself chers à la culture punk. « Par les réactions des individus de la communauté dans ce projet d’exposition, j’ai ressenti l’impact qu’il avait eu sur toutes ces personnes. Chacun était prêt à rendre ce qu’il avait reçu de lui. Certaines personnes ont prêté gracieusement des œuvres, d’autres les ont fait réencadrer pour l’occasion. Une soirée-bénéfice a été organisée par ses amis quelques mois après son décès, pour amasser les fonds nécessaires afin de pérenniser son œuvre », nous confie Gerome.

 Vue de l’exposition Habuimus Papam d’Henriette Valium (2022), Maison de la culture Janine-Sutto, Photo : Guy L’Heureux

Henriette Valium se révèle un artiste intarissable : notons que les 145 œuvres exposées à la Maison de la culture Janine-Sutto – dont 19 vidéos, 4 pièces musicales, et 33 publications – ne représentent qu’une infime partie de tout l’œuvre signé Valium, qui s’est mis à l’ouvrage chaque jour sans exception tout au long de sa vie d’artiste. Cet ensemble artistique demeure d’autant plus difficile à quantifier que de nombreuses créations appartenaient au monde éphémère des affiches de spectacle, des fanzines et tracts prisés par la communauté underground. Cette rétrospective apparaissait donc à la fois comme une consécration et un hommage. Une révérence à Henriette Valium et à son parcours tracé en marge des codes pendant plus de quatre décennies.

(Exposition)
HABUIMUS PAPAM – NOUS AVIONS UN PAPE
HENRIETTE VALIUM
COMMISSAIRE : SILVIA GEROME
MAISON DE LA CULTURE JANINE-SUTTO, MONTRÉAL
DU 26 AVRIL AU 29 MAI 2022

Henriette Valium, « Portrait et Autoportrait », Les Écrits, no 161 (printemps 2021), p. 126-137.

Ibid.