Les livres d’histoire de l’art nous expliquent que la modernité québécoise est advenue le 9 août 1948. Ce jour-là, un groupe d’artistes engagés dans un mouvement social et politique résolument moderniste a fait paraître, dans le plus grand secret, un manifeste intitulé Refus global.

L’avènement d’un art québécois foncièrement avant-gardiste que constituait ce document fut un immense pavé dans la mare des conservatismes de tout acabit et du clérico-nationalisme duplessiste qui sévissait alors. À n’en pas douter, le Québec contemporain est venu au monde artistique par la plume de Paul-Émile Borduas et des Automatistes. Mais au cours des décennies qui précédèrent cet instant décisif, quelques artistes – pour plusieurs anglophones et immigrants récents – et une poignée d’amateurs et de théoriciens avaient préparé la voie, semant ici et là des idées nouvelles, investissant quelques lieux de savoir et de diffusion afin de jeter les prémisses d’une véritable révolution, serait-elle tranquille.

Parmi les manifestations emblématiques de cette floraison hâtive, il y eut Le Nigog, périodique ainsi nommé en référence au harpon des pêcheurs amérindiens. Fondée par trois universitaires et intellectuels montréalais francophones ayant séjourné en Europe – le pianiste Léo-Pol Morin, l’écrivain et essayiste Robert Laroque de Roquebrune et l’architecte Fernand Préfontaine –, elle se présente comme une revue d’art « multimédiatique » mensuelle ; elle connaît douze numéros, publiés entre janvier et décembre 1918. Et puis cesse de paraître. On y discute musique, peinture, architecture, littérature et l’on y retrouve quelques auteurs affiliés à la « Tribu des Casoars », société littéraire qui s’autoqualifiait d’« exotiste, parisianiste et mondaine ». En tout, une trentaine de collaborateurs, francophones principalement, anglophones pour cinq d’entre eux, y écrivent, chacun dans sa langue ; si la plupart sont aujourd’hui oubliés, les noms de quelques-uns d’entre eux ont traversé le siècle : les frères Hébert (Adrien et Henri, qui illustrèrent aussi le mensuel), Édouard Montpetit, Ramsay Traquair, ou encore Rodolphe Mathieu.

Valorisant un parti pris formaliste comme condition universelle de l’art moderne, ils multiplient rapidement les ennemis, tant chez les tenants de l’académisme que chez les régionalistes. On vilipende leur attitude mondaine, on dénonce leur dédain de la culture traditionnelle canadienne-française et l’on se moque de leur parisianisme snobinard. Bien qu’ils soient tous franchement anti-régionalistes – et pourfendeurs de Claude-Henri Grignon en particulier –, les collaborateurs du Nigog n’en proposeront pas moins une rupture drastique et unilatérale avec le passé. Mais il est clair qu’au sujet représenté, souvent secondaire chez les artistes dont ils admirent l’œuvre, ils préfèrent l’exploration formelle, la recherche plastique, le travail de la ligne expressive. Et les œuvres regroupées au Musée pour évoquer leur sensibilité en témoignent de manière éloquente.

Itinérante, l’exposition termine son périple à Québec. Elle a pour premier mérite d’exprimer avec justesse l’aventure, aussi brève qu’intense, du Nigog. Et l’on a particulièrement su mettre à profit les textes de Préfontaine consacrés aux beaux-arts pour élaborer une sélection d’une trentaine d’œuvres tirées des collections du MNBAQ. De ses essais et comptes rendus d’expositions se dégage un goût assez conservateur valorisant surtout l’impressionnisme et le symbolisme, deux courants déjà passéistes en 1918. Du fauvisme d’un Matisse ou du cubisme d’un Picasso, il ne sera jamais question.

Défenseur d’Ozias Leduc, Charles de Belle ou encore de Charles Gill, Préfontaine est à l’évidence sensible à la ligne sinueuse de l’Art nouveau et au coloris impressionniste. L’intérêt particulier de ses écrits – dont s’est inspiré le commissaire de l’exposition, Jean-Pierre Labiau, pour étayer sa sélection – réside en partie dans l’influence qu’ils auront, dans les années 1930, sur la formation de la collection originelle du Musée de la province de Québec, ancêtre du Musée national des beaux-arts du Québec. Et c’est peut-être là que Le Nigog a eu sa résonance la plus durable : en influençant les choix de Gérard Morisset, alors directeur du Musée, et de ses collabo­rateurs au moment où s’instaure la mise en place des axes fondateurs des collections nationales. C’est là aussi que réside le principal tour de force de cette exposition : illustrer à même ses collections le programme du Nigog, tout en esquissant, sans en avoir l’air ni la prétention, l’amorce d’une réécriture d’un pan encore souvent méprisé de l’histoire de l’art et du collectorship canadien-français.

En 408 pages et 12 numéros, les « Nigogiens » ont en leur temps élaboré une pensée artistique nouvelle où formalisme et conformisme cohabitaient de façon souvent étonnante. Si certains affichaient une réelle posture avant-gardiste – en particulier Morin, amateur de Stravinsky, Debussy et Ravel, qu’il a entendus durant sa formation parisienne –, il serait erroné de prétendre, comme on l’a fait parfois, qu’ils ont été des tenants de l’orthodoxie moderniste. L’apport de ce petit groupe d’esthètes de la première heure prend, grâce à cette exposition, une coloration nouvelle, riche des nuances de ses protagonistes mêmes, qui se posèrent en jalons entre l’ancien et le nouveau monde. 

VERS UN RENOUVEAU ARTISTIQUE LA REVUE LE NIGOG, 1918
Commissaire : Jean-Pierre Labiau
Musée national des beaux-arts du Québec
Jusqu’au 15 mars 2015

Musée régional de la Côte-Nord, Sept-Îles
Du 21 septembre 2013 au 12 janvier 2014

Centre national d’exposition, Saguenay
Du 26 janvier au 20 avril 2014

Centre d’art Desjardins, Drummondville
Du 24 juin 2014 au 14 septembre 2014

Musée national des beaux-arts du Québec
Du 9 octobre 2014 au 15 mars 2015