Le principe de dualitude
Au cœur de l’exposition Ambivalence : forme et informe se trouvent deux concepts phares de l’histoire de l’art que le commissaire Fred Laforge questionne sous l’angle intrigant de l’ambivalence. Parler de l’ambivalence de la forme et de l’informe, c’est questionner leur rencontre, les placer dans un espace intermédiaire qui évite la facilité du classement antinomique et les envisage selon un principe de dualitude.
L’ambivalence peut être considérée comme une zone de flottement, un lieu où s’expriment tous les possibles. Dans Matricelle 1, Andrée-Anne Dupuis-Bourret explore particulièrement bien cette idée (ou état) de seuil en s’inspirant de l’environnement numérique, spécifiquement le pixel. Pourtant, il est difficile de le reconnaître dans l’installation, parce que sa forme géométrique se déconstruit au fil de la prolifération modulaire qui se déploie du sol au plafond. Le pixel devient une image vaporeuse aux multiples niveaux de lecture, dont le potentiel narratif ne peut advenir que dans l’imaginaire. Certains y verront des formes, d’autres de l’informe, c’est selon !
Alors que chez Dupuis-Bourret la déconstruction sert le lieu de tous les possibles, chez Simon Bilodeau et Éric Cardinal, elle se conçoit comme un passage : de la forme à l’informe et vice versa. La sculpture Avec de Cardinal est constituée d’accumulations : au moule en plâtre (initialement destiné à une autre sculpture) se greffent de multiples objets disparates qui trouvent une autre vie dans ce nouvel amalgame. Si les objets sont reconnaissables, la sculpture qu’ils façonnent ensemble échappe à toute identification. Peut-être est-ce parce que ces objets sont assemblés en vertu de leur qualité matérielle, vectorielle ou spatiale ! En effet, le lien qui se tisse entre eux n’est pas un lien de sens, mais de forme. Et, paradoxalement, celui-ci est motivé par une architecture dénuée de sens morphologique. Dans le travail de Bilodeau, la déconstruction de la forme s’allie à une esthétique de la destruction thématisée par sa série sur La fin du Monde. À l’intérieur d’une vitrine, Comme si c’était hier présente des artéfacts insolites, plus ou moins facilement reconnaissables, témoins d’un travail qui se fait et se défait : les cendres de ses tableaux incinérés conservées à la manière de plaques commémoratives et le dessin d’une bâtisse en ruine annoncent la fin. Fin de la forme, naissance de l’informe, de ses jeux d’ambiguïté et de ses constructions d’univers ! Les structures réfléchissantes de l’artiste, ses Roches miroitantes venues de nulle part, captent une instantanéité à laquelle nous n’avons pas accès, réfléchissent des incongruités formelles qui nous déroutent parce qu’elles reflètent la fiction d’une réalité. Notre perception est inévitablement déjouée par de telles curiosités.
Les curiosités se trouvent autant dans la plasticité des œuvres que dans les attentes formelles et esthétiques que l’on a face à elles. Chloé Desjardins questionne notre rapport à l’art par l’intermédiaire d’objets d’emballage et d’atelier qu’elle revisite grâce au procédé du moulage. L’ambivalence se joue dans l’ambiguïté entre le contenant et le contenu, qualité propre à la technique du moulage, ainsi que par rapport à la valeur esthétisante des matériaux. Dans Contingence 5, la réalité de la matière moulée (papier froissé) produit une réaction en regard de la matérialité de l’œuvre (porcelaine). L’ambivalence de la forme et de l’informe porte sur le choix des matériaux qui entremêlent le précieux et le banal. Ailleurs, ce sont la résine et la cire d’abeille qui prennent en charge l’ambiguïté esthétique. Chez Fred Laforge, cette dernière naît d’une réflexion sur la corporalité et se manifeste dans la représentation de silhouettes atypiques, c’est-à-dire de corps qui vont à l’encontre des critères canoniques de la société occidentale. Debbie floue représente le corps d’une femme nue obèse. Une stratégie de superposition graphique en rend les contours imprécis. L’absence de netteté engendre une perception visuelle trouble qui ne fait qu’accentuer l’étrangeté de l’ambivalence ici exprimée. Est-ce à dire que l’étrangeté va de pair avec l’ambivalence ? Chacune des œuvres de l’exposition met le visiteur dans une zone d’inconfort, le confronte à la différence conceptuelle, perceptuelle et esthétique, ce qui, en soi, les rend particulièrement marquantes.
AMBIVALENCE : FORME ET INFORME
Galerie SAS, Montréal
Du 31 janvier au 2 mars 2013