Dans la petite salle de la Galerie B 312, l’exposition Un peu plus haut, mon torse veillait sur vous présente une intrigante installation vidéo de Pascale Théorêt-Groulx. Cette œuvre, qui résulte d’une recherche initiée il y a plus de deux ans au centre d’artistes Verticale, nous fait survoler les cieux à bord d’une mystérieuse entité aérienne instable (EAI).

De prime abord, on ne sait trop si le point de vue proposé par l’artiste est celui d’un hélicoptère, d’un oiseau, d’un ange ou d’un ovni. Le bruit sourd des interférences donne une piste : notre regard est celui d’un drone qui vient observer des habitants de quartiers résidentiels de Laval et de Montréal. Cette entité aérienne se déplace lentement au-dessus d’une succession de logements périurbains et semble suivre, au hasard ou non, des personnes sur le chemin de leur maison. Se rapprochant du sol tout en restant inatteignable, le drone essaie, avec une certaine maladresse, plusieurs stratégies pour établir un lien avec son objet d’observation, notamment en délivrant des messages inscrits sur de petits morceaux de papier, ou encore en utilisant un simulacre de pigeon qui est censé servir d’appât. Les réactions varient entre l’inquiétude, l’étonnement, l’incompréhension ou l’indifférence. L’installation à la Galerie B-312 permet au public de lire quelques-uns de ces messages disposés sur un sol en faux gazon : des extraits d’études statistiques sur les habitudes des habitants de Laval, des questions naïvement ontologiques, ou encore des phrases d’encouragement, révélant que cette machine volante est dotée d’une forme d’empathie. Ce sentiment est d’autant plus présent dans la voix narrative, dont le timbre fluet trahit une certaine fragilité. Les interrogations, les doutes, la compassion exprimés par cette EAI montrent ainsi qu’elle est capable de vivre des émotions, de s’identifier aux ressentis de son cas d’étude.

Vue de l’exposition Un peu plus haut, mon torse veillait sur vous de Pascale Théorêt-Groulx (2021) Galerie B-312
Photo : Guy L’Heureux

L’antagonisme entre la froideur omnisciente du drone, d’une part, et la subjectivité de la narration et des thèmes abordés dans les messages, d’autre part, place notre regard dans une position inconfortable. Est-on dans une expérience de psychologie comportementale à l’échelle d’une ville? Dans un récit personnel à la poésie atmosphérique ? Dans les yeux voyeurs de quelqu’un qui surveille la vie des citoyens ? Ce mélange des codes, savamment étudié, est emblématique du travail récent de Pascale Théorêt-Groulx. Tout comme l’utilisation d’un point de vue en surplomb qui tient notre regard à distance. On se souvient de son exposition individuelle 9,8 Mètres par seconde par seconde à la Fonderie Darling, en 2019, où l’artiste, par des jeux de plongée et de contre-plongée, s’intéressait aux relations entre la vérité scientifique et le monde sensible, tiraillant de part et d’autre notre compréhension de l’humain. Cette même tension se retrouve dans l’exposition de la Galerie B-312, où l’empathie, le rapprochement, la douceur se heurtent à l’objectivité, l’éloignement et l’incommunicabilité.

Un peu plus haut, mon torse veillait sur vous utilise ainsi la vision du drone comme stratagème pour tendre un miroir sur la condition humaine. Cette vue du dessus, aérospatiale, nous donne un point de vue presque extra- terrestre sur nous-mêmes. Nous nous prenons alors à scruter les faits et gestes de ces personnes, à analyser les règles bien établies qu’elles suivent, à sonder leurs réactions à tel événement. Nous nous retrouvons dans la peau d’un scientifique qui viendrait juger ses semblables. Ce procédé rappelle les réflexions de la philosophe Hannah Arendt sur la dimension de l’être humain à l’Âge de la conquête de l’espace, dans lesquelles le regard distancé du savant réduit les activités humaines à un ensemble de comportements observables1.

Un peu plus haut, mon torse veillait sur vous a une résonance particulière dans le contexte de la pandémie, alors que la distanciation est devenue la norme et que les technologies sont de plus en plus employées pour conserver un lien social.

Néanmoins, l’approche de Pascale Théorêt-Groulx va au-delà d’une critique directe d’un progrès technique effréné qui dépasserait l’échelle humaine. Elle utilise cette technologie plutôt pour s’introduire dans le quotidien des gens et s’intéresser à ce moment d’interaction tout à fait singulier entre l’être humain et la machine qui l’observe. L’artiste use du drone comme d’un avatar, d’une interface lui permettant de venir à la rencontre de l’autre. Cette machine, dont la taille rappelle étrangement celle d’un torse humain, constitue une sorte d’extension du corps de l’artiste. Si « Autrui est visage » selon Emmanuel Lévinas2, l’artiste nous place elle et nous dans une corporéité sans visage, dans un regard muet, qui bouleverse notre rapport à l’autre.

Un peu plus haut, mon torse veillait sur vous a une résonance particulière dans le contexte de la pandémie, alors que la distanciation est devenue la norme et que les technologies sont de plus en plus employées pour conserver un lien social. La dernière apparition de l’EAI a eu lieu en décembre 2020, à Montréal. En compagnie de son acolyte, un pigeon en papier mâché, elle a délivré des messages d’espoir et de réconfort. Cependant, cette machine dotée d’empathie peut-elle avoir de bonnes intentions, sans arrière-pensée ? Peut-elle combler des besoins d’affection ? Peut-elle être un véhicule d’une éthique de la sollicitude ? Que se passe-t-il quand ses bonnes actions sont ignorées ou inappropriées ? Peut-elle changer d’avis, se vexer, se mettre en colère ? À travers cette série de micro interventions aériennes, ce sont ces questions que pose Pascale Théorêt-Groulx. 

1 Hannah Arendt, « La conquête spatiale et la dimension de l’homme », dans La Crise de la culture (Montréal : Gallimard, 1972), p. 354-355.

2 Emmanuel Lévinas, Éthique et infini (Paris : Le Livre de Poche, 1984), p. 81.


(Exposition)

UN PEU PLUS HAUT, MON TORSE VEILLAIT SUR VOUS
PASCALE THÉORÊT-GROULX
GALERIE B-312
DU 26 MARS AU 1ER MAI 2021