Près de onze ans après la première campagne MeToo lancée par la militante afro-américaine Tarana Burke, la 13e édition du festival HTMlles réunit des œuvres qui portent sur les dénonciations d’abus ou d’agression sexuelle, leurs suites et la prise de parole à l’ère numérique. Au-delà du # – Échecs et devenirs multiplie les formes de cette parole en proposant des expositions, un programme vidéo, des ateliers, des performances et un colloque. Se côtoient et se croisent des témoignages, des chants, des confessions et des déclamations qui révèlent la diversité des expériences et leurs résonances mutuelles.

Les registres de la parole en art médiatique

Un fil rouge relie l’ensemble des propositions artistiques à un sentiment d’urgence partagé, celui visant à se (ré)approprier les outils et les lieux de la parole. C’est dans cette optique que les six artistes de l’exposition Mi(s)(xed)communications Mal(sous)entendus, présentée au Studio XX, retravaillent le texte et sa matérialité pour en faire émerger de nouveaux sens.

L’œuvre Autoerotix, de Mara Eagle, accueille les visiteuses et les visiteurs dans une installation sonore à cinq canaux qui diffuse les paroles récitées de chansons pop portant sur la masturbation féminine. La voix désincarnée de la machine entre en contraste avec la nature charnelle, voire obscène, des propos. L’œuvre est à la fois humoristique et dissonante, et fait écho à nos rapports ambivalents à une sexualité féminine revendiquée et libérée.

Amira Hanafi, Everything Except Yes (2018)
Photo : Lucie Rocher

Everything Except Yes, d’Amira Hanafi, traite également des dissonances de la langue, mais en explore les ancrages interpersonnels. L’artiste conçoit une œuvre web interactive qui se déploie sous la forme d’un questionnaire. L’internaute répond successivement à des questions calquées de situations réelles et communes qui l’obligent à se positionner et à assumer ses propres refus. L’œuvre se penche sur les déclinaisons du « non » – du vague détournement au rejet absolu – et interroge les raisons sociales et culturelles de nos indécisions.

Ces œuvres précèdent des propositions plus éprouvantes, comme celle d’Hannah Kaya, qui donne corps aux périls de la culture du viol. Dans une performance in situ intitulée A cull to –, l’artiste retravaille deux textes, produits à la suite d’une expérience de violence sexuelle, qui sont exposés dans l’espace de la galerie. La réécriture des textes, accessible en ligne, s’inscrit dans une stratégie d’autoguérison : Kaya réinvestit la mémoire traumatique de l’événement et, par le fait même, la refaçonne.

Cette performance difficile et intime dialogue avec l’œuvre voisine, Testimony, de Zohar Kfir. L’œuvre-documentaire, adaptée au casque de réalité virtuelle, rassemble les témoignages de cinq survivantes et survivants qui partagent leur processus de guérison. Au moyen de ce casque, la participante ou le participant active chacun des récits en ajustant l’orientation de sa tête et de son regard, et peut à son gré s’en détourner de la même façon. Cette configuration permet une navigation respectueuse des limites et de la sensibilité individuelle du public, souci partagé par l’équipe de la programmation. Le festival a en effet collaboré avec l’organisme Trèves pour elles et le Centre de prévention des agressions de Montréal pour offrir aux membres volontaires chargés de l’organisation et de la médiation des outils pour soutenir les personnes incommodées par les œuvres.

Différents registres d’expression cohabitent donc dans l’exposition Mi(s)(xed) communications Mal(sous)entendus et dans l’ensemble du festival. Le programme vidéo Derrière les portes, commissarié par Annaëlle Winand, est représentatif de cette multiplicité.

I had to trust my fall, de Rojin Shafiei, montre une femme aux yeux bandés, qui danse sur une toile blanche parsemée de pots de peinture et les renverse de façon aléatoire selon ses mouvements. Une voix hors champ répète la phrase « I had to trust my fall » à mesure que les couleurs se répandent sur la toile en se mélangeant, processus qui libère la tension suscitée par le blanc immaculé de la toile, jusque-là inaltéré. L’œuvre illustre la confiance en soi et l’abandon qui peuvent s’avérer aussi salutaires que nécessaires. De façon similaire, la vidéo It’s pink and nice but not really !, de Taylor Yocom, donne à voir des objets de couleur rose qui débordent, s’étiolent ou se cassent. Silencieusement et lentement, l’eau du thé gorge la nappe, les pétales de roses souillent la table et le smoothie à la fraise s’y répand. L’artiste met en scène un débordement et une frustration étouffée en réponse au harcèlement de même qu’aux comportements genrés prescrits socialement et culturellement. Ces deux œuvres témoignent d’expériences sensibles occultées et démontrent que la parole peut être représentée en exploitant le langage plastique et performatif.

Un fil rouge relie l’ensemble des propositions artistiques à un sentiment d’urgence partagé,
celui visant à se (ré)approprier les outils
et les lieux de la parole.

L’ouverture et la fragilité en réseau

Le festival HTMlles s’intéresse également à l’apport des technologies numériques dans cette multiplication des voix et aux dangers sous-jacents de cette présence en ligne. Certaines œuvres agissent à titre de mise en garde contre une célébration naïve du Web et rappellent que la prise de parole implique un risque tangible pour celles et ceux qui brisent le silence et l’isolement.

Andrea Cooper expose dans sa vidéo The Key of F. la vulnérabilité que fait naître l’ouverture en réseau. L’artiste accroupie apparaît seule, vêtue d’une robe rouge suggestive, et déclame certains des messages qu’elle a reçus sur Tinder de la part d’usagers anonymes. L’agressivité des propos – rendue par le ton, les gestes et le regard implacable – transperce l’écran et entre en contraste avec son corps de femme, tapi dans le coin d’une pièce. Cooper incarne dans sa performance l’impossibilité du dialogue et la violence qui sévit sur le Web.

She Is explore également l’univers anarchique du « commentaire » en ligne. Angeline Meitzler réunit dans cette œuvre Web les 100 premiers tweets incluant le mot clic #azizansari à la suite des dénonciations d’une dénommée Grace sur le site Babe.netL’œuvre réorganise les gazouillis de façon aléatoire toutes les cinq secondes et fait émerger une conversation. Mais ce qui ressort de ces juxtapositions et de ces fragments polémiques à peine lisibles, ce sont les écueils de la communication sur Internet.

L’exposition Code : corps, présentée au centre d’artistes articule, participe de cette réflexion plus large sur les déséquilibres de pouvoir sur le Web. L’œuvre photographique Untitled (Men Responding), de Lesya Nakoneczny, braque notamment le regard sur les producteurs d’images aux tonalités sexistes sur Instagram et révèle leurs aveuglements – volontaires ou non – au fil des messages documentés.

Qu’y a-t-il Au delà du # ?

En plus de l’importante programmation artistique qu’offre le festival, un pan entier est consacré à des activités hybrides – entre art et éducation – qui outillent les participantes et les participants dans leur rapport à la technologie et à la culture du viol. À titre d’exemples, l’atelier Encrypt your nudes, donné par l’artiste Liane Décary-Chen, est axé sur des techniques de cybersécurité low-tech pour contrer le harcèlement en ligne, alors que LongTerm LongTable, de l’organisme A.A.S.K. Montreal, propose des discussions publiques sur l’accessibilité, la responsabilisation (accountability en anglais) et sur la culture du call-out1.

Andrea Cooper The Key of F (2018)
 Capture vidéo, avec la permission de l’artiste

Le festival HTMlles se positionne aux croisements de plusieurs réseaux et « s’applique [de cette façon] à devenir un facteur de changement », affirme Natacha Clitandre, coordonnatrice à la programmation. Réseau informatique d’abord, au sein duquel sont portées et amplifiées les voix, et réseaux de solidarité ensuite, qui se cristallisent sur et hors du web. Le festival fait d’ailleurs valoir depuis 1997 les œuvres d’artistes s’identifiant comme femmes, trans ou dissident.e.s du genre, et soutient une communauté d’artistes et de militantes féministes qui se renouvelle et s’élargit.

C’est cette histoire que ravive l’équipe de la programmation en invitant l’une des pionnières de l’art Web à inaugurer cette 13e édition du festival. J. R. Carpenter fait le pont entre hier et aujourd’hui en retraçant son parcours et répond implicitement à la question « et ensuite ? », qui chapeaute cette édition ; au-delà des dénonciations spectaculaires et médiatisées, ce sont les luttes – individuelles et collectives – et les solidarités qui perdurent. La fin du festival HTMlles ne marque pas une conclusion à ces débats, mais agit à titre de tremplin ou de parenthèse dans un long processus d’émancipation auquel il participe, comme le souligne Roxane Halary, coordonnatrice aux communications.

Le festival comme agora

Pour conclure, soulignons l’efficacité de la programmation. Celle-ci repose sur l’effet polyphonique de l’ensemble qui traduit, de manière sensible et engageante, l’acuité de la crise ainsi que la résilience des survivantes et des survivants. Elle s’appuie sur une variété de propositions esthétiques – la réécriture, le détournement, la distorsion, la juxtaposition, etc. – qui sont autant de modes de résistance face à un système qui dépossède les victimes de leur corps et de leur parole.

Si certaines œuvres mettent en garde contre les dérives de la parole désinhibée sur le Web, elles soulignent surtout et dans un même élan la nécessité d’aménager des espaces – physiques, poétiques et imaginaires – qui valorisent et légitiment la parole dans tous ses états. Le festival se fait ici agoraplace publique où s’exprime et s’élève la polyphonie des voix.


Festival HTMlles
Studio XX, Montréal
Du 1er au 5 novembre 2018

L’auteure tient à remercier Natacha Clitandre et Roxane Halary de lui avoir accordé une entrevue fort passionnante sur le festival et les enjeux féministes qui le parcourent.

(1) La culture du call-out fait référence au phénomène de dénonciation publique visant le racisme, le sexisme, l’homophobie, la transphobie et les dérives de la culture du viol.