L’heure du conte : le triomphe de l’imaginaire

Du 21 janvier au 11 mars dernier, la Galerie Pangée présentait L’heure du conte : une incursion envoûtante dans l’univers esthétique et merveilleux de treize artistes. L’exposition transporte le visiteur dans des mondes fantasmés et poétiques qui invitent à la contemplation et au songe. Les artistes s’y font les gardiens du rêve, lui redonnant sa puissance, son potentiel émancipateur ainsi que son pouvoir d’évasion.
Dans leurs œuvres, Yulia Iosilzon, Darby Milbrath et Lera Dubitskaya se réapproprient l’imagerie des fables, des contes de fées ainsi que des mythes afin de construire leurs univers oniriques personnels où des corps féminins sublimés se mêlent à une végétation luxuriante. Une vision surnaturelle et mystique se dégage de ces représentations figuratives. L’emploi d’une palette de couleurs vibrantes et lumineuses, voire saturées, d’une touche vaporeuse et de formes organiques contribue à fixer cette atmosphère éthérée. Isabella Kressin se rattache quant à elle à l’univers du conte à travers des œuvres textiles spectrales qui puisent dans l’imagerie de la sorcellerie.
Jane Corrigan et Sara French rendent compte, pour leur part, du rapport étroit du conte à l’enfance par l’intermédiaire du style naïf qui caractérise leur pratique artistique. Dans ses représentations, Corrigan, s’inspire de l’esthétique des illustrations pour enfants mettant en scène des personnages féminins évoluant dans une nature bucolique. En ce qui concerne Sara French, c’est par son horloge-soleil en papier mâché, technique créative emblématique de la petite enfance, qu’elle se rattache à la thématique de l’exposition.
Plusieurs artistes, notamment Nicholas Bierk, Katelyn Eichwald, Anjali Kasturi et Trevor Bourke mettent plutôt en relief la part sombre du conte. Leurs œuvres énigmatiques sont traversées par une tension visuelle entre l’étranger et le familier, le visible et l’invisible, de laquelle émerge un sentiment de trouble chez le spectateur. Ces œuvres font également écho à la notion d’inquiétante étrangeté, domaine particulier de l’esthétique défini par Freud comme une « sorte de l’effrayant qui se rattache aux choses connues depuis longtemps, et de tout temps familières (1)». Cette notion est d’ailleurs exploitée dans de nombreux contes classiques, tels que Hansel et Gretel et Le petit chaperon rouge, qui mettent en garde le lecteur quant aux dangers qui se dissimulent parfois dans l’univers familier.


Les paysages nocturnes de Bierk expriment bien cette dualité caractéristique de la notion d’inquiétante étrangeté. À première vue, les scènes représentées donnent une impression de calme. Le temps y semble suspendu. Puis, au fur et à mesure que l’on s’y attarde, un sentiment d’inquiétude émerge insidieusement. L’imagination s’emballe dans l’épaisseur de la nuit qui brouille la frontière entre le rêve et la réalité. Cette sensation simultanée de calme et d’inquiétude se dégage notamment des riches tonalités de bleus employées par l’artiste.
On décèle ce même sentiment dans les œuvres de Bourke, lequel convie le visiteur à abandonner ses repères et à s’interroger sur sa mémoire. Dans une esthétique qui évoque à la fois le courant symboliste, la scène de genre et la peinture d’histoire, l’artiste joue volontairement avec les mécanismes mémoriels à l’œuvre dans notre réception des images. Il y parvient en mettant en scène, dans un cadrage cinématographique et une atmosphère mélancolique, des personnages non identifiés, accompagnés d’animaux. Ces derniers sont saisis en action dans un cadre spatio-temporel indéterminé, hormis de vagues référents çà et là tels un fragment d’architecture classique ou une robe paysanne. Un inconfort et un malaise surgissent de ces scènes mystérieuses et équivoques dont il est impossible d’élucider le sens.
Plusieurs éléments mentionnés précédemment relativement à la notion d’inquiétante étrangeté s’appliquent au triptyque de peinture de Katelyn Eichwald représentant des maisons isolées au milieu de vastes paysages désolés, ainsi qu’au vitrail d’Anjali Kasturi où figure un bâtiment fantomatique. Ici aussi, sous des apparences de sérénité et de quiétude, se profile une sinistre menace.
Jennifer Carvalho peint, quant à elle, des fragments de sculptures antiques faisant référence à la mythologie, un mode de récit qui s’apparente à celui du conte, lesquels se fondent tous deux sur des constructions imaginaires. Par ailleurs, son utilisation du flou participe à l’esthétique du rêve, élément intrinsèque du conte s’il en est un.
Une autre facette du conte est exploitée par Kent Merriman Jr., soit celle de la magie. C’est par l’illusion d’optique et le trompe-l’œil qu’il mystifie le visiteur.
L’exposition se termine avec l’œuvre coup de poing de l’artiste Elisabeth Perreault, une installation textile intitulée Danser avec son fantôme (2023) qui s’impose au détour de l’escalier menant au dernier étage de la galerie, suscitant à la fois horreur et curiosité macabre. Au sol gît une licorne grandeur nature éviscérée, portant en elle son fœtus avorté en état de putréfaction. On peut déceler dans le meurtre symbolique de cette créature légendaire associée aux contes de fées une métaphore de l’effondrement du mythe : ce passage charnière, durant l’enfance, de l’âge de l’innocence à celui de la désillusion, alors que le raisonnement logique triomphe sur l’imagination. L’œuvre soulève également des thématiques variées, à la fois féministes et philosophiques, et propose une réflexion sur l’histoire de l’art, notamment sur le motif du memento mori. Cette locution latine signifie « Souviens-toi que tu vas mourir », et se traduit visuellement par un système de symboles codifiés. Par l’intermédiaire de son œuvre, l’artiste se réapproprie également un mode de représentation à la croisée du baroque et du romantisme, de l’art et de la science : la Vénus anatomique. Ces sculptures dissécables de corps féminins idéalisés, apparues à la fin du XVIIIe siècle, symbolisent le rapport corrompu qu’entretient l’homme avec le corps de la femme.
1. Sigmund Freud, « L’inquiétante étrangeté », dans Essais de psychanalyse appliquée, traduit de l’allemand par Marie Bonaparte et E. Marty (Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1933), p. 163, 164 et 165.
(Exposition)
L’heure du conte
Artistes : Nicholas Bierk, Trevor Bourke, Jennifer Carvalho, Jane Corrigan, Lera Dubitskaya, Katelyn Eichwald, Sara French, Yulia Iosilzon, Anjali Kasturi, Isabella Kressin, Kent Merriman Jr, Darby Milbrath, avec une présentation spéciale d’Elisabeth Perrault
Galerie Pangée, Montréal
Du 21 janvier au 11 mars 2023
