Le travail de Kapwani Kiwanga, artiste franco-canadienne ayant étudié l’anthropologie, s’intéresse aux traces matérielles du passé à partir desquelles l’histoire se transmet. Selon elle, le végétal est à la fois acteur et témoin de moments historiques. Le titre de l’exposition Cima, Cima, présentée au Centre d’art contemporain d’Ivry – Le Crédac, en région parisienne, fait allusion aux « cimarrones » ou « marrons », terme d’origine arawak (1) passé dans le langage espagnol pour désigner celles et ceux qui ont fui leur condition d’esclavage. Cette exposition raconte précisément l’acte de courage de ces femmes et de ces hommes qui, à travers la culture des plantes, ont pu assurer leur survivance. L’artiste s’interroge sur les récits que la nature véhicule et sa capacité à porter la mémoire des peuples.

UN SUBTIL CAMOUFLAGE

Lorsqu’on parcourt les différentes salles de l’exposition, l’histoire qui se cache derrière chaque œuvre ne se comprend pas forcément de prime abord2. Dans l’installation Matières premières (2020), des lés de papier sont suspendus du plafond jusqu’au sol et forment une forêt difficilement franchissable. Ces larges bandes ont été réalisées à partir de fibres de canne à sucre, et la distance de 90 cm qui les sépare correspond à celle de chaque plant de canne à sucre dans un champ. Cette donnée agricole devient une donnée plastique porteuse de significations camouflées. Des fragments de machette retravaillés ont été fixés à ces feuilles de papier, constituant un subtil rappel du contexte de l’exploitation de cette plante. La matérialité et la mise en espace de cette œuvre sont, de fait, liées à l’histoire économique et politique de ces végétaux.

Certaines pièces vont jusqu’à dissimuler des éléments, mettant en question la visibilité, voire l’invisibilité, sous-jacente à la signification de l’œuvre. C’est le cas de la tapisserie accrochée au mur de la deuxième salle d’exposition, où des répliques en verre d’une espèce de grain de riz, appelée Oryza glaberrima, sont tissées. Cette dissimulation des grains de riz évoque leur histoire et celle des peuples qui ont cultivé cette graminée. D’après la tradition orale, ce riz africain aurait été transporté par les personnes contraintes à l’émigration jusqu’en Amérique, dissimulé dans la chevelure des femmes. Il est alors question, avec cette tapisserie, du voyage des peuples et de leur culture, des gestes camouflés qui assurent une forme de liberté.

Si l’artiste ne semble pas imposer un sens unique de lecture à ses œuvres, elle active des problématiques latentes et cherche à attiser la curiosité du visiteur pour lui donner envie de s’interroger sur l’histoire sous-jacente des objets qui lui font face.

Si l’artiste ne semble pas imposer un sens unique de lecture à ses œuvres, elle active des problématiques latentes et cherche à attiser la curiosité du visiteur pour lui donner envie de s’interroger sur l’histoire sous-jacente des objets qui lui font face.

DES GESTES ET DES ACTES DE COURAGE

Une rizière, de la même variété Oryza glaberrima, est installée dans la deuxième salle. Les graines ont été plantées au sommet de socles parallélépipédiques de hauteurs différentes, rappelant l’agriculture en terrasse. Si la finalité de cette rizière est incertaine, l’œuvre constitue une expérience sur la survie de cette espèce dans un environnement artificiel. Importée d’Afrique vers l’Amérique du Sud, et élevée dans des conditions fugitives, cette variété de riz est soumise à un nouveau destin entre les murs d’une salle d’exposition.

Face à cette sculpture vivante sont accrochés trois dessins, motifs vivants (2018-2020) de l’artiste française Noémie Sauve, invitée par Kapwani Kiwanga. Il s’agit d’une série réalisée au crayon au sein de laquelle des graines de tomates non stérilisées ont été insérées. Les œuvres sont vouées à se modifier en fonction de l’évolution des graines. Vivantes, elles montrent toutes deux la capacité du végétal à résister et à s’adapter à un environnement très différent de celui d’origine.

Dans la troisième salle d’exposition se trouvent The Marias (2020), deux sculptures de papier et de fil d’acier qui représentent des fleurs de paon3. Une dichotomie est tangible entre la beauté de ce végétal et l’histoire qui le lie à de nombreuses femmes. Cette fleur abortive a en effet été la complice d’esclaves victimes de viol et refusant de se reproduire, participant silencieusement à leur combat. Elle a également contribué indirectement à ancrer des stéréotypes sur le statut des femmes privilégiées à l’époque victorienne, qui étaient contraintes d’occuper leurs loisirs à la conception de fleurs ornementales. Le titre The Marias fait enfin allusion à Anna Maria Sibylla Merian, naturaliste et artiste peintre reconnue comme figure majeure de l’histoire naturelle au XVIIe siècle pour ses illustrations botaniques réalisées au Suriname. À la fois objet d’étude scientifique, poison libérateur ou élément décoratif, cette fleur aux fonctions ambivalentes et paradoxales interroge différentes strates de l’histoire de la condition féminine dont elle a été témoin et actrice.

L’exposition se termine par la projection d’une vidéo, intitulée Vumbi (2012) dans laquelle Kapwani Kiwanga s’est filmée en train de répéter inlassablement un même geste qui semble vain : celui de nettoyer les feuilles vertes d’un arbre recouvert par la poussière rouge du sol environnant. À la manière de l’ensemble des œuvres exposées, l’artiste semble montrer que chaque geste, même le plus petit soit-il, peut être porteur de sens et entraîner de plus grands changements.

(1) Arawak est une famille linguistique à laquelle se rattachent plusieurs populations autochtones d’Amazonie.

(2) Aucun cartel n’est accroché dans l’exposition, mais
un livret d’accompagnement à la visite est mis à la disposition du visiteur, expliquant les significations historiques de chaque œuvre. Libre à chacun de le consulter ou non, ce qui permet de ne pas influencer directement l’interprétation.

(3) La Cæsalpinia pulcherrima, aussi appelée fleur de paon, est une plante originaire des Amériques et de la Caraïbe.


(Exposition)

CIMA, CIMA
KAPWANI KIWANGA
CENTRE D’ART CONTEMPORAIN D’IVRY – LE CRÉDAC
DU 27 AVRIL AU 11 JUILLET 2021

Kapwani Kiwanga, The Marias (2020)
Installation avec peinture murale, deux plantes en papier sur socles personnalisés
© Kapwani Kiwanga / ADAGP, Paris / SOCAN, Montréal (2021)
Photo : Marc Domage / le Crédac
Courtoisie de l’artiste et Galerie Poggi, Paris