Après avoir pris son essor au Jeu de Paume (Paris) en octobre 2016 et s’être entre-temps posée à Barcelone, à Buenos Aires et à Mexico1, l’exposition Soulèvements, commissariée par l’historien de l’art et philosophe Georges Didi-Huberman, a entamé cet automne la dernière étape de son parcours à la Galerie de l’UQAM et à la Cinémathèque québécoise.

Loin d’être aléatoire, cette collaboration avec des partenaires montréalais s’inscrit dans un dialogue soutenu dont témoignent des participations ponctuelles de Didi-Huberman à des événements organisés par l’UQAM, depuis sa première visite en 1997 et après s’y être vu décerner un doctorat honoris causa en 2014.

De même, il n’est pas indifférent que Montréal constitue le lieu de clôture de cette exposition : dans le cadre de l’ample réflexion menée par le chercheur sur le thème du soulèvement, le projet de passer de la recherche fondamentale au médium de l’exposition comme terrain de recherche appliquée s’est construit en s’appuyant sur les échanges avec divers acteurs, dont la directrice de la Galerie de l’UQAM. Louise Déry avait suggéré lors des prémices de l’exposition en 2015 l’idée d’intégrer à la sélection initiale d’autres œuvres s’ancrant dans le lieu de présentation de l’exposition. C’est ainsi, au terme d’une série d’enrichissements culturels que Soulèvements aboutit à Montréal, là où, en quelque sorte, l’idée de la pourvoir d’assises contextuelles a germé. Dans les mots de Louise Déry, c’est aussi parce qu’elle aura été « déplacée, déstabilisée » que l’exposition présente l’intérêt de constituer un espace de dialogue particulièrement ouvert.

Anonyme, Sans titre [Groupe de manifestants, émeute au centre informatique, Sir George Williams University, Montréal] (1969)
Avec l’aimable autorisation du Service de gestion des documents et des archives de l’Université Concordia

Pour comprendre toute la signification de cette initiative consistant à greffer à la proposition initiale des œuvres exogènes, il faut d’abord faire état de la proposition curatoriale et de sa genèse. Issue d’un chantier de recherche mené sur le terrain de l’anthropologie de l’image et imprégnée par une réflexion portant sur la démarche originale de l’historien de l’art Aby Warburg (1866-1929) – plus précisément sur son travail consacré à l’articulation entre l’imagination et le politique, mené dans une série d’ouvrages rassemblés sous l’intitulé « L’Œil de l’histoire2 » – Soulèvements fait suite à d’autres expositions pensées par Didi- Huberman sous les auspices du montage3. Plus qu’une thématisation de l’objet d’étude, le montage est pour l’historien d’art un principe d’approche qui permet de faire apparaître un horizon de lisibilité des images à partir du réseau de renvois qui les caractérise et qu’une juxtaposition judicieuse permet d’expliciter. Si le terme d’images est préféré à celui d’œuvres par Georges Didi-Huberman, c’est en outre parce qu’il souligne la complicité qu’elles entretiennent avec l’imagination, cette faculté qui procède du foisonnement et de la multitude. Si la sélection de ces images permet de documenter les diverses composantes expressives du soulèvement, c’est ce frottement même des images entre elles et le pullulement des liens qui s’y entrouvrent qui étayent sa portée, en exemplifiant la liberté de l’esprit insoumis. L’insertion de productions visuelles issues des cultures d’accueil s’accorde donc tout à fait avec la méthode, en venant rendre opérant le principe de franchissement des frontières préconisé.

À cette logique expographique s’ajoute chez Didi-Huberman une prise en compte du caractère affectif et énergétique des images, saisies à la fois comme gardiennes de la mémoire, mais également comme son point de relance. « Comment les images puisent-elles si souvent dans nos mémoires pour donner forme à nos désirs d’émancipation ? » se demande le commissaire dans son introduction au catalogue d’exposition.

Ainsi, des 300 objets présents au Jeu de Paume, environ 190 sont exposés à la Galerie de l’UQAM; allant des estampes de Victor Hugo à des productions artistiques actuelles, notamment des œuvres de Enrique Ramírez, de Tsubasa Kato, de Ken Hamblin et d’Ismaël Bahri. En misant sur le contenu affectif des images et en tissant des liens formels et gestuels entre elles, ce corpus imposant aborde les soulèvements de manière à témoigner de leur double charge poétique et politique. En effet, cette oscillation, ce tremblement, semble conditionner le choix des images, en insistant par le fait même sur la double instance de fragilité et de force du geste de résistance qu’est le soulèvement, mais encore, sur sa puissance émotive, éminemment positive.

De surcroît, cette liaison entre les sphères poétique et politique exploite le dialogue entre des images relevant du monde de l’art et d’autres productions qui n’appartiennent pas strictement à son régime, étant notamment issues du photojournalisme. Ce débordement reconduit la valeur traversière et collective du thème : d’une conception de l’art comme acte de liberté potentiellement subversif, le soulèvement se révèle également à travers une saisie de ses manifestations journalières, que ce soit par le biais de la photographie d’événements, ou encore de traces laissées à travers certains documents, par exemple des tracts et des pamphlets.

C’est donc à partir d’un réseau fourmillant de possibles que l’exposition fournit à Montréal l’opportunité de réfléchir sa propre histoire du soulèvement. Plus d’une quarantaine de productions d’artistes québécois et canadiens ont été sélectionnées et parsèment les cinq sections thématiques de l’exposition : « par éléments (déchaînés) », « par gestes (intenses) », « par mots (exclamés) », « par conflits (embrasés) » et « par désirs (indestructibles) ». Il est ici moins question de prétendre à l’exhaustivité de ce que pourrait représenter le soulèvement, une tâche par définition impossible, mais davantage de soutenir les orientations conceptuelles de l’exposition, tout en diversifiant, de l’intérieur, les différentes étapes de son récit.

Dans les mots de Louise Déry, c’est aussi parce qu’elle aura été « déplacée, déstabilisée » que l’exposition présente l’intérêt de constituer un espace de dialogue particulièrement ouvert.

Véritable événement de la rentrée 2018, l’expo­sition, cela mérite d’être souligné, est entourée d’un ensemble de manifestations où sa veine transdisciplinaire trouve d’autres moments d’accomplissement : la projection de films à la Cinémathèque québécoise (notamment de Mina Shum, Harun Farocki & Andrei Ujica, Chris Marker, Alethea Arnaquq-Baril), des conférences d’artistes, le colloque Soulèvements : entre mémoires et désirs et la journée d’étude Des voix qui s’élèvent 4.

Soulignons que le travail de recherche mené par l’équipe de la Galerie a conduit à porter une attention plus soutenue aux revendications du féminisme et à certaines questions sociales, en particulier celles liées à l’intégration et à la représentation des communautés marginalisées (à travers des œuvres de Suzy Lake, Shary Boyle, Rebecca Belmore, Natasha Kanapé Fontaine, Dominique Blain, Michael Snow, Françoise Sullivan, Gabor Szilasi, Stéphane Gilot, Pierre Vallières, Andrew Vaughan, entre autres). L’inclusion d’artistes ayant collaboré dans le passé avec la galerie s’avère être également l’occasion pour cette dernière de mettre en perspective sa propre pratique commissariale, à un moment où la question de la politique des images se fait particulièrement urgente.

La volonté d’arrimer les enjeux du soulèvement au contexte local se concrétise, en outre, par la présentation d’une œuvre de l’artiste Étienne Tremblay-Tardif créée spécialement pour l’occasion, Éphéméride : l’occupation étudiante de l’École des beaux-arts de Montréal. Répondant à l’invitation de la directrice de la Galerie, l’artiste, dont les préoccupations se situent à l’intersection du politique et du visuel, revisite dans cette œuvre l’épisode historique de l’occupation étudiante de l’École des beaux-arts de Montréal en 1968. Adoptant une démarche de prime abord historienne, Tremblay-Tardif s’est plus particulièrement intéressé au fonds d’archives Yves Robillard5, directeur du groupe Fusion des arts, professeur ayant participé à la fondation du département d’histoire de l’art de l’UQAM, en 1969, et directeur de l’importante somme qu’est l’ouvrage Québec Underground 1968-19726.

La matière documentaire extraite de ces archives, en particulier le texte « La République des beaux-arts7 », est à l’origine de 43 diptyques sérigraphiés dispersés au sein de l’exposition. De par le côté fragmentaire et hétéroclite obtenu par la re-contextualisation de ces extraits à l’intérieur de l’exposition, l’œuvre mise sur un processus d’assemblage à même de s’inscrire dans la modalité du montage qu’explore Georges Didi-Huberman. Elle a aussi partie liée avec l’esthétique révolutionnaire du tract – une forme mise à l’honneur dans la section « par mots (exclamés) » –, en faisant jouer le texte au sein de l’image et en investissant la reproductibilité du médium. Mais surtout, l’œuvre présente une marque particulièrement signifiante : le fond rouge qu’elle adopte établit, en effet, un lien fort entre l’occupation de l’École des beaux-arts de 1968 et la grève étudiante de 2012.

Comme se plaît à le souligner Louise Déry, la couleur rouge constitue un fil conducteur dans l’exposition. Sa présence se décèle au sein de plusieurs œuvres, mais aussi à travers une fine ligne rouge bordant les panneaux d’exposition conçus pour l’occasion. Une couleur-motif qui agit telle une possibilité d’actualisation de l’exposition dans le contexte du Québec et qui nous invite à recevoir l’exposition à la lumière d’émotions collectives encore chaudes.

(1) En plus du Jeu de Paume, l’exposition a eu lieu dans les musées suivants : Museu Nacional d’art de Catalunya, Barcelone, 2017; MUNTREF – Museo de la Universidad Nacional de Tres de Febrero, Buenos Aires, 2017; SESC São Paulo, 2017-2018; MUAC – Museo Universitario Arte Contemporaneo, Mexico, 2018.

(2) La série en est au sixième tome avec Peuples en larmes, peuples en armes, Paris, Les éditions de Minuit, 2016.

(3) Notamment : Nouvelles histoires de fantômes, avec Arno Gisinger, Palais de Tokyo, Paris, 2014; Atlas. Comment porter le monde sur son dos ?, Museo Nacional Centro de arte Reina Sofia, Madrid, 2011; ZMK | Museum of Contemporary Art, Karlsruhe, 2011; Sammlung Falckenberg, Hambourg, 2011.

(4) Les présentations et conférences d’artistes se déroulent du 26 septembre au 4 novembre 2018; le colloque a eu lieu le 7 septembre 2018 et la journée d’étude aura lieu le 8 novembre 2018, tous à l’UQAM.

(5) UQAM, Fonds Yves-Robillard, p. 146.

(6) ROBILLARD, Yves (dir.) (1973). Québec Underground 1968-1972, 3 tomes. Montréal : Les éditions médiart.

(7) Ibid., tome 2, p. 20-23.

 


Soulèvements
Commissaire : Georges Didi-Huberman
Exposition organisée et mise en circulation par le Jeu de Paume, Paris

Galerie de l’UQAM, Montréal
Du 7 septembre au 24 novembre 2018

Cinémathèque québécoise, Montréal
Du 7 septembre au 4 novembre 2018