Traduire une œuvre d’art, en saisir et en faire ressortir toute la portée exige au départ un regard qui plonge au cœur du visible pour l’animer et en favoriser la gestation.

Dans cette perspective, on ne peut aborder l’œuvre de Lise Gagné sans évoquer la représentation ou, mieux encore, la présentation de l’arbre, signe emblématique qui, surgi du creux de la mémoire, renvoie tout naturellement aux forêts de symboles évoqués par Baudelaire dans Correspondances, l’un de ses plus célèbres poèmes. Figure mythique par excellence, l’arbre conduit au centre d’un lieu visible pour le ratisser et le vivifier dans un entrecroisement complexe de formes et de couleurs. L’artiste libère ainsi l’image de son caractère statique et descriptif en lui conférant un rôle d’acteur qui élargit sa portée signifiante.

Profondément imprégnée par la nature, Lise Gagné tente d’en saisir l’essence par le truchement de l’illustration d’une faune qu’elle situe entre le réel et l’imaginaire. Par exemple, l’apparition d’une tête de loup comme un totem au bout d’une épinette, ou celle d’un chevreuil dans l’eau d’un étang, s’estompe dans un boisé multiforme que l’artiste oppose à la fantaisie d’une composition où s’insinue le corps d’un arbre comme une vision : celle de la robe d’une femme énigmatique et sensuelle.

Dans ses œuvres récentes, l’artiste insiste un moment sur des animaux se profilant au creux de branchages mystérieux qui résument et synthétisent les différents registres de signification. Lise Gagné matérialise ainsi la ramification de la notion d’arbre sous son aspect factuel et concret pour l’élargir ensuite au gré des hasards. Elle propose donc la métaphore et une métamorphose de cette forêt qui, tour à tour, se voudra pour elle un lieu sacré de réflexion se faisant musique, vitraux de cathédrale, odeur de sapinage, voire absence de repères.

Dans les trouées de ses bosquets, la lumière qui se lie au feuillage, à l’écorce, aux branches, puis effleure le tronc des arbres jonchant le sol a valeur de signe régénérateur qui débouche sur une sorte de transgression du langage pictural puis verse dans la fantaisie, répondant au besoin intrinsèque de recréer un univers dans lequel les humains vivraient en harmonie avec la nature. Une telle préoccupation est évidente chez Lise Gagné.

Sous des configurations pourtant bien concrètes, l’artiste donne à ses œuvres un caractère abstrait, énigmatique même. Pour elle, il ne s’agit pas de décrire des scènes, mais de les faire sentir et, par là, de provoquer la sensation de les vivre. Comme des invitations au voyage, en référence à Baudelaire encore.

Dans cette même optique, l’usage de la photographie est étroitement lié au travail de la peinture. Sa lentille devient un moyen de capturer le visible, de signer et de consigner la relation constante qu’elle entretient avec deux médiums. Si la peinture constitue pour elle une sorte de lente introspection, la photo ouvre les portes à la spontanéité, à une vision instantanée des paysages qu’elle rapporte comme de précieux croquis dans l’atelier.

Lise Gagné entrouvre ainsi pour ses admirateurs la porte d’une sorte de laboratoire où elle canalise le merveilleux de son imaginaire. Elle tente de récupérer l’instant tout en mesurant les constantes mutations des images marquées par des allers-retours entre peinture et photo. À partir des clichés, elle prend des notes, élabore ses croquis avec des angles inédits ; les variations d’éclairage viennent nourrir et régénérer sa peinture. Celle-ci permet ainsi la description méthodique d’un marécage qui, en se transformant, devient une abstraction par la magie du coloris ou bien, à l’inverse, se risque dans l’agencement de branches qui prend la forme d’un chevreuil. L’intérêt de cette double démarche réside donc dans le pouvoir d’offrir une vision globale du visible à partir de ces composantes singulières. 


LISE GAGNÉ – UNE FORÊT DANS LA TÊTE 
Galerie Bernard, Montréal
Du 20 novembre au 20 décembre 2014