Lucio Fontana. Portrait de l’artiste au couteau

La rétrospective récemment consacrée à Lucio Fontana (1899-1968) par le Metropolitan Museum of Art, qui s’arrête cet été au Musée Guggenheim de Bilbao, est l’occasion d’un retour critique sur la carrière du peintre et sculpteur. S’il demeure spontanément associé à ses iconoclastes toiles perforées et lacérées, l’ensemble de la production de l’artiste permet de retracer son intime connaissance de la tradition visuelle occidentale ainsi que son apport aux innovations artistiques de l’après-guerre.
Né au tournant du 20e siècle de parents lombards émigrés en Argentine, Fontana ponctue son parcours d’allers-retours entre l’Italie et l’Amérique du Sud. Il s’initie dès son plus jeune âge à la statuaire dans l’entreprise de monuments funéraires de son père, puis parfait sa formation en sculpture à l’Académie des beaux-arts de Brera, à Milan. À contre-courant de l’esthétique néo-classique promue par le régime mussolinien, la production des années 1930 et 1940 de Fontana puise librement dans le vocabulaire étrusque et byzantin — mosaïque, céramique, terre cuite et bronze — comme dans l’abstraction géométrique des avant-gardes historiques.
À la conquête de l’espace
L’ambivalence de Fontana entre tradition et modernité transparaît dans le Manifeste blanc (1946), rédigé par ses étudiants selon ses enseignements à l’École des beaux-arts et à l’Académie Altamira de Buenos Aires. Le texte reprend des thèmes chers aux futuristes italiens, tels que la volonté d’adjoindre les plus récentes avancées techniques aux développements esthétiques. Or, à l’inverse des futuristes, qui désavouent l’art de leurs prédécesseurs jusqu’à en appeler à la démolition des musées, le Manifeste blanc se réclame de l’héritage des maîtres qui, du XIIIe siècle jusqu’à l’époque baroque, ont fait éclater les limites du tableau grâce à la perspective.

Trois panneaux de cuivre, fentes, grattages, 94 × 234 cm
Fondazione Lucio Fontana, Milan
© Fondazione Lucio Fontana, Bilbao, 2019
De retour à Milan après la guerre, Fontana devient la figure de proue des spatialistes (1947-1952), qui prônent de façon similaire un rapprochement entre l’art et la vie moderne tout en rejetant l’annihilation de la tradition : « Nous ne voulons pas abolir l’art du passé ou arrêter la vie : nous voulons que le tableau sorte de son cadre et la sculpture de sa cloche de verre. » En parallèle avec l’exploration du cosmos par les puissances de la Guerre froide, celle de l’espace physique devient de la sorte une considération essentielle qui transcende la technique employée.
Dans cette optique, Fontana affuble systématiquement ses œuvres des titres génériques Concept spatial ou Environnement spatial à compter de 1949. Avec les Concepts spatiaux, trous (1949-1952), Fontana se tourne pour la première fois vers la toile, surface bidimensionnelle qu’il subvertit en la perforant de façon répétée à l’aide de poinçons de tailles et de formes variées. L’artiste compte présenter les toiles trouées avec un dispositif de rétroéclairage afin de projeter des points lumineux dans l’espace du spectateur. Ce projet ne se concrétisera jamais : Fontana n’abandonne cependant ni ses ambitions spatiales ni l’idée d’exploiter la lumière artificielle. Une décennie avant le minimaliste Dan Flavin, Fontana travaille le tube fluorescent industriel dans sa Structure en néon pour la 9e Triennale de Milan (1951), puis dans des pièces autonomes illuminées dans lesquelles le spectateur peut déambuler. Il s’impose alors en pionnier de la pratique de l’environnement.
Enfant terrible de la peinture
C’est à l’âge de 59 ans que Fontana s’intéresse pour la première fois à la peinture afin de poursuivre ses interrogations sur l’espace. Il entame en 1958 la série des Concepts spatiaux, fentes, constituée de toiles que l’artiste peint uniformément d’une seule teinte, puis lacère à une ou plusieurs reprises avec un couteau à lame rétractable. Fontana laisse ensuite l’arrière de la toile tel quel, de sorte que l’on peut entrevoir le mur sur lequel celle-ci est accrochée, ou il le recouvre de gaze noire, ce qui crée un illusoire vide vertigineux. Pour le cycle corollaire des Métaux (1961-1968), le sculpteur s’inspire de l’architecture new-yorkaise et taillade de larges plaques de cuivre, de laiton ou d’aluminium, dont la surface miroitante rappelle les mosaïques de ses œuvres de jeunesse et réplique l’effet enveloppant de ses environnements lumineux.
S’il demeure spontanément associé à ses iconoclastes toiles perforées et lacérées, l’ensemble de la production de l’artiste permet de retracer son intime connaissance de la tradition visuelle occidentale ainsi que son apport aux innovations artistiques de l’après-guerre.
Perçues par plusieurs critiques comme une synthèse des monochromes d’Yves Klein et de l’abstraction gestuelle de Jackson Pollock, les Fentes choquent par leur radicalité autant que par l’âge avancé de l’artiste au moment de leur réalisation. Le portrait du vieil homme qui s’attaque ainsi au support privilégié de l’histoire de l’art, image immortalisée par le photographe Ugo Mulas, marque l’imaginaire de ceux qui y voient un « attentat perpétré contre le tableau ». Fontana défend pourtant une interprétation à des lieues d’une telle violence : « […] j’ai réussi à donner à ceux qui regardaient mon travail un sentiment de calme spatial, de rigueur cosmique, de sérénité avec un regard vers l’infini. » L’acte de destruction impétueux en serait-il plutôt un d’ouverture ?
Car loin de marquer un point de rupture, les Fentes et les Métaux amènent à nouveau Fontana à conjuguer inspirations historiques et considérations contemporaines. Au point de fuite de la Renaissance, qui abolit les frontières de la représentation, Fontana substitue un espace négatif rappelant les confins insondables de l’univers, tandis qu’il investit ses matériaux chatoyants de références aux dorures byzantines comme aux gratte-ciels des métropoles. Fontana met cependant en doute la survivance de la création humaine : « Le geste demeurera éternel, mais la matière mourra. » Dans son cas, il y a fort à parier que la rétrospective du MET renversera cette sombre prédiction.
(1) Gianni Dova, Lucio Fontana, Beniamino Joppolo et al., « Spatialistes (2) (1948) », dans Valérie Da Costa (dir. et trad.). Écrits de Lucio Fontana : Manifestes, textes, entretiens. Dijon : Les Presses du Réel, 2013, p. 150.
(2) Hubert Damisch, Traité du trait, Paris : RMN, 1995, p. 15.
(3) Lucio Fontana, cité dans Giorgio Bocca, « Il taglio è il taglio : Incontro con Lucio Fontana, il vincitore di Venezia », Il Giorno, 6 juillet 1966. Traduction française tirée de : Lucio Fontana, Paris : Musée d’art moderne de la ville de Paris; Éditions Paris musées, 2014, p. 179.
(4) Lucio Fontana, Beniamino Joppolo, Giorgio Kaisserlian et Milena Milani, « Spatialistes (1) (1947) », dans Da Costa, op. cit., p. 147.
Lucio Fontana : On the Threshold
The Metropolitan Museum of Art The MET Breuer et The MET Fifth Avenue New York
Du 23 janvier au 14 avril 2019
Lucio Fontana. Sur le seuil
Guggenheim Bilbao Espagne
Du 17 mai au 29 septembre 2019