Artiste marquant de l’entre-deux-guerres, Lyonel Feininger (1871-1956) est longtemps resté dans l’ombre des Walter Gropius, Paul Klee, Wassily Kandinsky et autres Lugwig Mies van der Rohe et Josef Albers, figures de proue du Bauhaus dont il dirigea l’atelier de gravure, de sa fondation en 1919 à sa fermeture en 1933. Bien que son œuvre ne soit pas aussi connu que celui de ses célèbres contemporains, on peut espérer qu’il retrouvera, grâce à la rétrospective DE MANHATTAN AU BAUHAUS que présente le Musée des beaux-arts de Montréal et au catalogue qui l’accompagne, la place qui lui revient dans l’art de la première moitié du XXe siècle.

Préparée en collaboration avec le Whitney Museum of American Art de New York qui l’a accueillie en ses murs à l’automne 2011, la rétrospective Lyonel Feininger propose une incursion au cœur de l’œuvre graphique et peint de l’artiste germano-américain. Né à New York de parents allemands, il vécut en Allemagne pendant presque 50 ans (de 1887 à 1933), où il contribua à l’épanouissement de l’expressionnisme et du Bauhaus, avant de rentrer en Amérique au moment de l’avènement au pouvoir du parti national socialiste. Ni totalement Allemand, ni purement Américain, sa double appartenance a peut-être contribué à le rendre inclassable et marginal au regard de l’histoire de l’art.

La présentation du MBAM propose un accrochage relativement conventionnel (et chronologique) de la vie artistique de Feininger. Elle fait la part belle à la peinture, certes, mais aussi à l’illustration, au dessin, à la gravure, à la photo­graphie et même à la composition musicale. Artiste pluridisciplinaire avant la lettre, Feininger a réalisé un œuvre protéiforme dominé par la ligne et la couleur, toujours influencé par sa sensibilité musicale. C’est d’ailleurs pour lui permettre de parfaire sa formation de violoniste que ses parents l’envoyèrent en Europe à l’âge de 16 ans. Il y découvrira sa véritable vocation : celle d’illustrateur, puis de peintre.

Des sages dessins des jeunes années à Paris aux peintures quasi abstraites de l’époque du Bauhaus, son trait n’a de cesse de s’affiner et de s’affirmer. Cette évolution est restituée par une scénographie jonglant sans cesse entre l’audace et le classicisme. D’entrée de jeu, la cimaise introductive pose l’expressionnisme – ici largement cinématographique – comme esthétique par excellence de son œuvre. Mais l’enfilade des salles raconte une autre histoire, plus modulée, moins monolithique celle-là. Et bien plus intéressante !

Entre expressionisme, cubisme et romantisme

Dans la première salle, les dessins et illustrations des jeunes années, croqués sur le vif à Paris ou réalisés pour des journaux allemands et américains (en particulier le Chicago Tribune) créent un horizon d’attente qui sera bientôt comblé par la fougue des œuvres des années 1910 et 1920, franchement plus modernes. Compositions foisonnantes, formes anguleuses influencées par le cubisme et tons de plus en plus acidulés, aux effluves fauvistes et expressionnistes, sont au rendez-vous dans les deux grandes salles qui constituent le nœud de la présentation.

Au cœur de la seconde salle, un amusant projet de figurines en bois sculpté compose ce que son fils T. Lux nommera la « Ville du bout du monde ». Petit village coloré constitué de sculptures-jouets, ce « joyeux univers enfantin et bizarro-fantastique », comme le décrivait Feininger, fut en bonne partie réalisé en 1913 et offert en cadeau de Noël à ses fils. Chaque Noël suivant, quelques figurines furent ajoutées jusqu’à constituer ce monde de l’âge d’or de l’enfance.

L’art de la fugue picturale

Au début des années 1920, un séjour au bord de la Baltique avec Gropius et Kandinsky constitue un moment charnière dans la carrière de Feininger. Redécouvrant le paysage marin, il entame alors une phase picturale dominée par des paysages traités dans un vocabulaire formel de plus en plus libre, frôlant par moments l’abstraction. Une succession de minces couches de peinture diluée dans la térébenthine laisse transparaître les couches antérieures ; cette transparence, dominée par de subtiles modulations chromatiques, confère aux paysages de cette période une luminosité et un souffle sans égal. Les vastes étendues qu’il propose, peuplées de minuscules figures dominées par l’immensité de majestueux paysages, ne sont pas sans évoquer la mystique de certains tableaux de Caspar David Friedrich, dont Feininger se réclame alors. Entre expressionnisme, cubisme et romantisme, son art semble lentement trouver sa voie.

La troisième salle, consacrée aux années Bauhaus, semble un peu vide et austère, comme si elle présageait déjà le nazisme et ses conséquences. Outre les tableaux, quelques jolies gravures et une poignée de photographies de Feininger (de bien peu d’intérêt) sont intégrées là sans conviction ni justification. Enfin, une salle entièrement dévolue au thème de la musique complète le panorama ; elle constitue le meilleur moment – et une des spécificités – de la présentation montréalaise. À l’instar de Kandinsky ou de Mondrian, Feininger a exploré les liens entre la peinture et la musique, le moins figuratif de tous les arts, au moment même où s’imposait l’abstraction. Cette influence de la musique sur la peinture n’est jamais aussi éloquente que dans les œuvres de Feininger rassemblées dans cette salle, au centre de laquelle trône fièrement l’un de ses violons. Quinquagénaire, il composa une douzaine de pièces musicales inspirées de L’Art de la fugue de Jean-Sébastien Bach dont on peut entendre des extraits dans cette salle. La musique influença la composition de nombre des œuvres de Feininger, comme l’attestent ses essais d’application des règles formelles de la fugue et du contrepoint à la peinture. Il atteindra une véritable synthèse entre la musique et la peinture en transposant visuellement la simplicité et la clarté de la fugue.

Autre particularité montréalaise : en complé­ment de la rétrospective Lyonel Feininger, le MBAM présente quelque 70 photographies de son fils Andreas (1906-1999) récemment offertes en don par la famille de l’artiste. Figure de proue de la photographie moderniste, Andreas travailla notamment pour le magazine américain Life. Formé au Bauhaus où son père était alors professeur, son art traduit tout à fait l’esprit des enseignements de la célèbre institution de la République de Weimar dont on peut découvrir les traits fondamentaux dans le film Bauhaus : The Face of The Twentieth Century présenté en complément d’exposition.

Pour terminer, le titre montréalais de la présentation, de Manhattan au Bauhaus, est nettement moins heureux que celui adopté par le Whitney (At the Edge of the World) qui traduit bien la posture particulière de Lyonel Feininger, artiste dans un monde en mutation. 


LYONEL FEININGER : DE MANHATTAN AU BAUHAUS
Musée des beaux-arts de Montréal
Du 21 janvier au 13 mai 2012