Marc Garneau. L’indémodable séduction de la peinture, ce scandale !
Je regarde par-dessus l’épaule d’un petit garçon de cinq ans lui-même en train de regarder son père dessiner une hache. L’homme s’applique. Il est rigoureux, précis, infiniment patient ; qualités qui, seules, permettront à cet enfant d’aller au bout de ses rêves… L’enfant — c’est le peintre Marc Garneau — ne sait pas encore voir, mais déjà il s’imprègne intuitivement de cette puissance des gestes qui peut tout quand on la maîtrise. L’enfant regarde, l’homme explique la hache. Explique pourquoi, le dessin fini, il ajoute des traits, des hachures fines, des stries marquées : « Il faut qu’on sente qu’elle est affutée ».
La leçon est définitive : on peut donc non seulement voir, mais forcer à voir ! Comme le philosophe force à penser. Mais ce travail-là, ce n’est pas l’œil qui le dicte à la main, c’est au contraire la main qui le permet… Ce que la main perçoit à l’aveugle, elle l’explore, cherche (Vinci) et trouve (Picasso) le moyen, c’est-à-dire la matière peinte ou dessinée pour l’exprimer directement sur la toile ou le papier. Ce que l’œil voit se réduit à l’habituelle confusion entre voir et concevoir (entre information et connaissance, entre nouveauté et création).
Les œufs de Fabergé n’ont jamais été des nouveautés, mais ce sont toujours de fabuleuses créations. Ainsi en jugent les plus grands musées. La plupart des performances et installations ne sont que d’insignifiantes nouveautés. En aucun cas des créations, encore moins des créations artistiques. Voilà éclairci en deux mots, le mystère de l’indémodable séduction d’un art de plus de vingt mille ans de création continue : la peinture. Ce scandale !
L’homme à la hache deviendra aveugle. Son fils devenu peintre, c’est-à-dire « voyant » au sens de Rimbaud, lui rendra hommage en exposant ses dessins bien des années plus tard…
Pour saluer la trajectoire de Marc Garneau, voici ce que j’écrivais du peintre encore inconnu, à ses débuts en 1983-1984 ; nous nous sommes côtoyés dès fin 1982 dans les ateliers de la rue Wellington. On verra que non seulement son parcours tient promesse – il est l’un des rares que l’on puisse considérer aujourd’hui, sérieusement, comme l’un des peintres significatifs de cette époque – mais encore, que sa peinture tout à la fois prolonge et renouvelle l’influence de ses maîtres. John Fox pour la puissance chromatique et la subtilité des couleurs par pigmentation superposée (Canicule, 1983). Molinari et Gaucher pour la force des compositions exacerbées par l’ascétisme des champs colorés (Papier / toile I, II et III, 2008). Mais il est passé outre leur nihilisme abstrait ; sans doute à cause de la leçon d’enfance, qui montre partout dans sa matière d’œuvre des hachures et des rayures. Or ces hachures, cette pâte qui frissonne de stries et de vie, n’est-ce pas sa signature même, celle qui fait qu’on reconnaît un Garneau au premier coup d’œil ?
Voici donc ces textes qui, pour la petite histoire, sont demeurés inédits.
« 1984 – DU SILENCE DES YEUX – L’exposition de Marc Garneau tisse un mélange subtil et discret de réponse et de refus. Propose (c’est un risque) une approche indécidable. Au cri qui détruit la parole, l’art de Garneau oppose le silence de ses abstractions, au projet le jet, à l’avenir les yeux. Autrement dit impose sa présence. Mais c’est d’une volonté de retrait ; qui est trace du regard, fête des yeux. Cette création interrompue par le regardeur, Garneau l’assume pleinement, car il précise que cet abandon, cette fracture, vient qualifier l’œil public. Selon son intention, le spectateur se découvrant par l’œuvre devient à son tour juge et bourreau de cette présentation, où il se déchire lui-même à signifier introspectivement son propre silence ; à s’avouer l’effet de l’œuvre, donc. Ainsi Garneau fait-il miroir au moment politique de la signature. « Je conçois la peinture comme une science des relations », écrit Marc Garneau dans son cahier d’atelier (1983).
C’est dire que la dimension autobiographique n’est pas tout à fait exclue de ce formalisme abstrait qui s’exprime dans une pureté surprenante. Déjouant la saisie toujours bavarde des modes, l’art de Garneau crée des accords simples, discrets, efficaces, qui touchent au silence par l’emploi d’une pâte acrylique d’allure totalement arrêtée. Seules ses formes colorées et griffées suggèrent une actualisation énigmatique du temps, car c’est un temps suspendu… »
« 1984 – UN RÊVE – Cette composition, qui est un coup de force d’équilibre en porte-à-faux, Garneau l’a vue à Assise, à Nice, à Paris… Les couleurs, bien ajustées à leur lumière, jaillissent pour frapper l’œil de toute part. On n’accède à son organisation qu’en second regard, lorsqu’on saisit vers le bas, ou sur un côté, une sorte d’espace en friche laissé là comme un désert, abandonné comme un enfer ; les marques profondes d’un inachèvement. Le rayé, le hachuré, le débattu… l’humain, quoi !
Rêve dans le rêve, cette masse pourrait traduire la boule d’une tête d’homme effondré, rêvant le corps renversé et d’où, comme dans l’étrange nouvelle de Maupassant (Le Horla), jaillirait à côté et opposé à lui, un autre, un double, le rêve d’une réalité plus réelle que le réel !
Toute la structure formelle de l’œuvre semble suspendue à ce déséquilibre qui nous creuse de plonger en elle.
En haut de la composition un mur tiède de masses grises, bleutées, citronnelles, terreuses et sanguines bloque toute issue, toute possibilité de ciel. Il s’agissait bien d’un rêve… Mais quels yeux nous forcent à le voir ! »
« 1984 – CHAPELLE INFÉRIEURE – Cette œuvre de Garneau, Chapelle inférieure, ne fait pas que surprendre, elle prend, elle troue. Le regard s’appuie ici sur une sensation, celle de passer à travers la matière. Mais c’est pour se retrouver sans cesse à côté de cet à travers. Leurré par l’arc de ses marges où pleut l’espace lacéré d’une vie intérieure ; inférieure n’est que le masque d’un jeu de mots.
Il y a dans cette œuvre trop simple quelque chose d’immense, qui vous possède comme un geste ou comme une vérité. Il y a de la crypte avec, sous cette crypte, de l’enfer piétiné. Toujours ce désert, ces hachurages, ce laissé-là, ces stries bien en vue. Il y a de la cathédrale et du ciel par-dessus le toit, comme disait Verlaine. Il y a de l’en-bas et de l’en-haut, de l’échange et de l’à-côtéité. Dans ce tableau, on voyage en tous sens dans une immobile figure du temps. Ça ne se déplace pas, ça vibre sur place. Ici.
L’ocre envahit le cobalt qui persiste sous cette terre dressée comme un mur, une montagne, une fenêtre. Nous voici à l’abri sous une tente, ou près d’une cheminée ; dressée comme un appel vers le haut ; un trou au côté. Toute la luminosité s’échappe de cette pâte de terre, flanche vers l’horizon multiplié. Dans quelle direction ? Trois pans, solides comme des pieux, entaillent et fendent le bas de la composition. Les clairs par-dessus les foncés. Les foncés noyant leur clarté sous l’oblique juteuse d’un verdaccio bronze sans épaisseur. Trois murs mélangés devant la nuit… dira-t-on mieux le soleil d’Assise ? Évoquera-t-on plus sobrement le drame de l’homme de l’Assise, que par cette trouée qui nous perce et dévoile notre propre drame : exister oui, mais dans quel corps ?
C’est peut-être que le métier de Garneau atteint là à sa maturité de peintre. En un mot, on ressent qu’un avenir nous touche de la manière la plus inattendue, la plus saisissante. Regardez de plus près la texture de ses couleurs, la fine dissémination de sa pâte, ce tissage de jus. Puis éloignez-vous, et suivez le travail du pinceau. Et comprenez enfin, combien ce réseau sensible habille votre œil et le hante d’un vêtement souple, s’ajuste à votre regard comme une peau. Il y a me semble-t-il dans cette texture bien plus que de la couleur et bien davantage que le trait d’un pinceau, il y a de l’étonnement ; celui du regard de l’Évêque devant l’homme nu d’Assise. Il y a, jailli du silence de Garneau, ce désir de peau, cette chapelle de nous habiller les yeux de tout ce qui l’habite lui. »
Je concluais, prophétique : « Il est rare d’avoir pour tâche de signaler la levée ou l’essor d’un talent particulièrement neuf. Et pourtant, n’est-ce pas là une tâche critique parmi les plus exigeantes ? »
Aujourd’hui, trente ans plus tard, il est encore plus rare de pouvoir en témoigner d’une manière aussi éclatante !