Enfin ! dit-on. Le Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ) ose consacrer une rétrospective majeure à Marcel Barbeau (1925-2016), premier grand rendez-vous avec les œuvres de cet incontournable de la peinture moderne au Québec. Longtemps, Barbeau s’est plaint qu’aucun des grands musées nationaux ne lui ait consacré une exposition d’envergure, à l’instar d’autres signataires de Refus global, dont Jean Paul Riopelle, Paul-Émile Borduas, Pierre Gauvreau, Marcelle Ferron, Fernand Leduc, Jean-Paul Mousseau et Françoise Sullivan. Ces derniers ont vu leurs grandes contributions soulignées par le Musée d’art contemporain ou le Musée des beaux-arts de Montréal dans le cadre d’importantes rétrospectives.

Retour sur un pionnier de l’art abstrait au Québec

En 1942, sa rencontre avec le professeur Borduas à l’École du meuble initie le jeune peintre à l’avant-garde artistique occidentale. Jusqu’en 1947, Barbeau a été un disciple on ne peut plus enthousiaste de l’enseignant. On observera, dans sa pratique liminaire, le développement d’une abstraction semblable à celle de ses confrères et consœurs formant le noyau dur et libre des automatistes. Étant l’une des figures emblématiques du mouvement artistique, le peintre a fui la figuration, fût-ce une figuration de l’imaginaire, jugée dépassée1, au profit d’une abstraction non référentielle. Bien que les surréalistes, dont le processus de création privilégiait la dimension psychique, aient largement inspiré les artistes automatistes, Barbeau et Riopelle renonceront rapidement à suivre cette voie pour explorer la forme au-delà d’une mécanique onirique chère aux surréalistes européens et à Borduas, lesquels défendaient un « automatisme surrationnel ». Ce dernier se montrera suspicieux, voire agacé par l’initiative de Riopelle et de Barbeau à peindre non plus sous l’effet d’une quelconque rêverie, mais au profit d’une approche automatiste « rationnelle ». Cela est démontré dans les premières œuvres automatistes. Celles-ci annoncent les contours, la rythmique, la gestualité, les coloris et la dimensionnalité des grands formats des années 1950. La planéité entière de la toile est envisagée au même titre qu’elle fait place à une continuité du support. La surface agit ainsi comme espace à franchir, l’œuvre se regarde au-delà de la rigidité imposée par le jalonnement de la toile.

Aie aie aie Wawaska (1968)
Acrylique sur toile, 205 x 168,5 cm
Composition 1 ou L descendant l’escalier, 1968 Acrylique sur toile, 365,8 x 82,9 x 5,7 cm (approx.) Tadapiétaque (1968)
Acrylique sur toile, 204,5 x 206,7 cm
Photo : Idra Labrie

Dans cet élan créatif et innovant, Barbeau se mue en « chercheur », repoussant obstinément les limites de la forme, tout comme Riopelle, avec qui il partagera d’ailleurs un atelier, en 1945-1946, rue Saint-Hubert à Montréal, surnommé « atelier de la ruelle ». Les œuvres de cette période se distinguent par un chromatisme rude, la gestuelle est frénétique et nerveuse. On regarde les coups de pinceau dans tous les sens de la surface, Barbeau a une main assurée, il peint avec hardiesse. Il fait violence à la toile par des mouvements de bras aléatoires, vifs : il se joue de l’accident, il le provoque, plus ou moins, il s’en inspire, sans pour autant le reproduire inlassablement. On assiste alors à la conquête de la spatialité, à l’occupation de la planéité entière du support afin d’en repousser les limites. Les premières œuvres en all-over2 de Marcel Barbeau manifestent le génie de l’automatisme poussé dans ses lointains retranchements. Dans son diptyque Nadja et Nadja 2, œuvres produites en 1946, on assiste déjà à un jeu dans l’espace qui annonce les pourtours de tableaux d’une facture « automatiste plastique3 » évoquée par l’écrivain Claude Gauvreau pour défendre chez ces artistes une vision de la forme consacrée entièrement à l’expression de la peinture par le prisme des émotions ; la peinture de Barbeau n’est plus subordonnée à l’onirisme des surréalistes européens. En effet, l’artiste refuse tout exercice inconscient au profit d’une volonté de représenter le langage des émotions. Chez lui, ce passage à un expressionnisme abstrait tient du génie, à l’opposé de la démarche de Fernand Leduc, par exemple, qui doit se défaire des enseignements classiques pour avancer sa propre approche picturale. Barbeau jouit d’une liberté créatrice issue des enseignements strictement modernes de Borduas, ce sera sa chapelle, son école définitive.

Dans les salles du musée

Lorsqu’on entre dans la première salle de l’exposition, on est frappé par la proposition muséologique. Au fil des petites gravures accrochées de manière très linéaire, on suit le parcours exploratoire de l’artiste à ses débuts. Parmi les œuvres des années 1940, c’est sans conteste Musique des sphères (1947) qui attire notre attention. Cette pièce annonce l’« automatisme plastique » de Barbeau. Au regard des empâtements, des marques aux couteaux, de la chromatique harmonieuse et, surtout, de l’occupation de la surface, on reconnaît que la peinture de Barbeau atteint un point culminant. Les Abstraction(s) (1954) et Prairie Naissante (1956) font partie des œuvres phares de l’exposition.

Son obstination, telle celle d’un loup de mer aveugle fonçant tête baissée par-delà les limites de la matière et de l’espace sans se soucier des obstacles, témoigne du caractère de l’homme.

Dans la seconde salle, on présente des œuvres minimalistes de grand format, souvent noires et blanches. Duègue Soltec (1961) et Sans titre (1961) ne sont pas sans rappeler les œuvres épurées d’un Franz Kline (1910-1962). L’admiration que portait Barbeau à l’artiste américain est connue. Cela dit, on a tort de rapprocher ces œuvres minimales de celles de Borduas. Ce dernier n’a tout de même pas le monopole du noir et du blanc ! Toujours dans les années 1960, l’artiste, en quête perpétuelle de changement, envisage l’art optique, communément appelé Op Art (pour Optical Art). Une partie importante de l’exposition y est consacrée. Dans la même salle, on regarde les tableaux-objets de Barbeau, des œuvres produites entre 1967 et 1970. La commissaire de l’exposition, Ève-Lyne Beaudry, définit ainsi le « tableau-objet » : « … le tableau comme objet tangible dans la série [des] shaped canvas. […] La distorsion est générée par un effet de perspective linéaire créé par la découpe même du châssis. On ne regarde plus le contenu du tableau, mais le tableau pour lui-même, qui prend une forme et un volume différents, suivant la configuration de son pourtour4. » Aie aie aie Wawaska, notammentpeint en 1968, montre, par ses formes particulières, le chemin emprunté par l’artiste. L’organisation spatiale des formes géo­métriques, le jeu optique de mise en perspective et le contraste de la lumière évoquent l’art minimal américain dans la mesure où celui-ci s’imbrique aisément dans les recherches formelles des seconds plasticiens de Montréal.

Kitchenombi, n°4 (1972)
Acrylique sur toile, 260,7 x 389,3 cm 
Rousserolle-effervate (1975)
Acrylique sur toile, 257,5 x 397 cm 
Photo : Idra Labrie

On achève la visite par les Anaconstructions – fruits d’une période créative qui s’échelonne sur plus de vingt ans. Les œuvres choisies embrassent l’ensemble de la grande salle. Ce sont des créations aux couleurs harmonieuses, des compositions inspirées des différentes techniques empruntées par l’artiste au cours de sa carrière. La commissaire leur fait la part belle, et le visiteur saura apprécier la poésie qui se dégage des formes comme de la couleur.

Un homme intransigeant à l’obstination avérée

L’œuvre de Barbeau s’échelonne sur sept décennies. Cet automatiste de la première heure persiste tout au long de ses recherches sur le mouvement. On ne peut pas lui reprocher les hardiesses d’une production ininterrompue, ou presque. Son obstination, telle celle d’un loup de mer aveugle fonçant tête baissée par-delà les limites de la matière et de l’espace sans se soucier des obstacles, témoigne du caractère de l’homme. À la recherche d’une géométrie nouvelle, d’une forme épurée, libre et anticonformiste.

Marcel Barbeau eut vent du projet de rétrospective de la commissaire Ève-Lyne Beaudry pour le MNBAQ peu avant son grand départ. Il revient maintenant au public d’apprécier le travail de l’artiste.

(1) Claude Gauveau, « L’épopée automatiste vue par un cyclope », La Barre du jour, n° 17-20, janvier-août 1969, p. 42, cité dans Ray Ellenwood, Égrégore : une histoire du mouvement automatiste de Montréal, Montréal, Les éditions du passage et Kétoupa Édition, 2014, p. 62.

(2) Technique picturale consistant à répartir le pigment sur l’ensemble de la surface du tableau, donnant l’impression que le motif se prolonge par-delà les limites physiques du cadre, réduisant l’effet de profondeur spatiale tout en abolissant le rapport traditionnel de la forme sur un fond.

(3) Évoqué par Claude Gauvreau, qui oppose l’automatisme « psychique » à l’automatisme « plastique ». Cité dans Swann Paradis, « Le réalisme du non-figuratif automatiste surrationnel : Claude Gauvreau », Québec-Français, Montréal, no 121, 1991, p. 79-82.

(4) Éve-Lyne Beaudry, Marcel Barbeau : en mouvement, Québec, Presses du MNBAQ, 2018, p. 25.

Marcel Barbeau : en mouvement
Musée national des beaux-arts du Québec
Du 11 octobre au 6 janvier 2019