Quel étrange titre pour une exposition ! Dérangeant, assurément, parce qu’il dérange l’ordre syntaxique. Le verbe « être » est employé à l’infinitif malgré la présence d’un pronom personnel. Quant au nom commun, il doit se passer d’article. Au premier coup d’œil sur l’exposition Cage je pour tu être cage, je me rends compte que Marie-France Cournoyer a, avec ce titre déraisonnable, mis le spectateur en condition pour qu’il comprenne son travail. Cette perturbation intellectuelle sert d’introduction à cet univers perturbé que j’ai sous les yeux. Je me décide à entrer, devenant ainsi la prisonnière volontaire – la prisonnière éphémère – de cette immense cage en laquelle s’est métamorphosée la salle d’exposition de Diagonale. Telle une poupée russe, Cage contient une multitude de cages, de toute forme, de toute taille, partout, suspendues à différents niveaux, si bien qu’il faut faire attention de ne pas s’y cogner la tête, au sol, où elles encombrent le plancher de telle sorte que les visiteurs louvoient entre les structures de fils métalliques et les vêtements.

Or, les vêtements sont encore plus nombreux que les cages. Tous ces vêtements sont propres, beaux parfois, mais je sens – même s’il m’est presque impossible de justifier cette impression – qu’ils ont été portés. En l’occurrence, quelles personnes les ont portés ? Des inconnus, à une exception près, puisque l’artiste a acheté dans des friperies ces chemises d’homme, ces chandails, ces gilets, ces chemisiers, ces robes, ces brassières d’enfant. Elle a choisi ces vêtements pour leur texture, leur poids, leur couleur, leur forme, leur vulnérabilité, en se fiant à son intuition. Elle a pensé qu’elle allait pouvoir communiquer quelque chose par leur intermédiaire, puisqu’ils l’avaient touchée. Le vêtement, par le fait même qu’il est l’objet le plus proche de nous, de notre peau, est chargé d’affect. Il peut donc servir à l’artiste de « courroie de transmission de la connaissance pathétique1 ».

La galerie ressemble, en quelque sorte, à la scène d’un théâtre sur laquelle les différents actes d’une pièce dramatique seraient tous représentés en même temps. Marie-France Cournoyer est un metteur en scène exigeant qui demande au spectateur de se mettre symboliquement à la place des vêtements-personnages pour ressentir par empathie les émotions qu’ils éprouvent. Si je joue le jeu du « je pour tu », je vois une scène de ménage dans l’installation murale de deux vêtements noirs : la femme – la robe – lève les bras d’un air exaspéré tandis que l’homme – le chandail – reste immobile dans son indifférence. Plus loin, une femme gracieuse en robe blanche, rattachée par de nombreux fils à une grille, semble manipulée par un invisible marionnettiste. Tout près du plafond, un chat fantôme s’échappe d’une cage analogue à celles qui servent pour le transport des animaux de compagnie. Dans une grande cage dont le sommet est hérissé de fils métalliques, un homme en chandail rouge, dont les bras sont suspendus comme s’il était torturé, laisse tomber sa tête sur sa poitrine. Sur le plancher, une petite cage sort d’un gilet d’enfant, à la place du cœur. À côté, en chandail gris, la mère aimante – la mère castratrice – tend vers son fils des bras semblables aux pinces d’une tenaille. Trois beaux vêtements blancs, accrochés au mur, me semblent représenter un trio amoureux : une femme entre deux hommes. Une petite cage-panier est suspendue au niveau du sexe de la femme qui porte une élégante tenue de satin tandis que deux cages, en forme de maison, tiennent lieu de têtes pour les hommes vêtus de chemises bien coupées. Au plafond, une chemise blanche est suspendue à des fils rouges sang qui sortent d’une cage-couronne : métaphore du lien entre le pouvoir politique et la mort violente, peut-être. L’artiste n’a utilisé que des vêtements blancs, noirs et rouges afin que l’attention du spectateur se concentre sur les relations d’interdépendance qui constituent le propos central de cette exposition. Il y a une exception cependant : une petite robe de velours bleu, donnée à Marie-France Cournoyer par la mère d’une jeune fille qu’elle connaissait. À côté de la robe étendue sur le plancher se trouve une cage dans laquelle un vêtement blanc est disposé comme un pendu, tandis qu’un autre vêtement blanc, qui évoque vaguement un ange, est accroché à l’extérieur. Je ne peux m’empêcher de voir dans cette installation une évocation du suicide de cette jeune fille2. D’ailleurs, toutes ces interprétations sont mes mises en scène personnelles. Un autre « je » composera avec les mêmes œuvres un tout autre spectacle.

Depuis 1994, Marie-France Cournoyer utilise le vêtement comme médium dans ses installations. Dans son essai La revanche des émotions, Catherine Grenier remarque que depuis les années 90 les artistes reviennent en force vers le pathos et l’empathie : « La position critique et la distanciation de l’artiste, qui gouvernaient le radicalisme des avant-gardes, se trouvent débordées par la vague de fond de l’émotion. » L’écrivaine cite en particulier Christian Boltanski et Annette Messager parmi les artistes qui témoignent de ce passage du concept à l’affect. À l’instar de ces deux artistes dont les installations composées avec des vêtements sont célèbres, Marie-France Cournoyer cherche à susciter chez les spectateurs la résonance émotionnelle que libère « l’affirmation de l’homme dans son imperfection et sa finitude3 ». 

MARIE-FRANCE COURNOYER: CAGE, JE POUR TU ÊTRE CAGE
Diagonale
5455, avenue De Gaspé
Local 203
Montréal
Tél. : 514 524-6645
www.artdiagonale.org

(1) Expression employée par Marie-France Cournoyer lors de la conférence qu’elle a donnée à Diagonale le 21 avril 2011.

(2) Marie-France Cournoyer a donné ces informations lors de la discussion qui a suivi sa conférence, mais elle n’a pas précisé de quelle manière cette jeune fille s’était suicidée.

(3) Catherine Grenier. La revanche des émotions. Essai sur l’art contemporain, Paris, Éditions du Seuil, 2008. Marie-France Cournoyer s’est référée à plusieurs reprises à cet ouvrage.