Marie Samuel Levasseur, Les Bavardes : de failles et de lumière
Artiste engagée, en dialogue avec plusieurs communautés, Marie Samuel Levasseur poursuit depuis plus de dix ans une pratique en arts visuels et médiatiques inspirée du courant féministe DIY (Do It Yourself / Fais-le toi-même). Vidéo, installation, art Web, microédition et microaction traversent sa vie et celles des citoyennes et citoyens avec qui elle crée. Son exposition Les Bavardes, présentée à la Galerie d’Outremont1, est l’aboutissement d’un projet de maîtrise en recherche-création à l’UQAM2 portant sur le bavardage et l’indicible dans son œuvre.
Pour la Galerie d’Outremont, il s’agit de la toute première exposition incluant la participation citoyenne dans un contexte multidisciplinaire ; intention qui sera réitérée dans la programmation future. La synchronicité et la cohésion des démarches de l’artiste et de la Galerie sont telles que l’on pourrait parler de parfaite adéquation, voire de cellule sœur.
Comme si cela ne suffisait pas, l’installation de Levasseur se présente à première vue comme un espace de bibliothèque avec des aires de lecture et d’écriture, meublées de présentoirs, de bancs-bibliothèques et d’une table de travail. Or, l’édifice où se situe la Galerie abrite également la bibliothèque Robert-Bourassa. Les personnes non averties pourraient croire que l’une est le prolongement de l’autre, incluant un atelier de création, si l’on en croit les matériaux déposés sur le plan de travail : crayons, papier, ciseaux.
Mais peu à peu l’œuvre se révèle par brèches : récits de vie fragmentés, intimes et troublants, livrés en vidéo, en images et à mots couverts. Des zines3 jonchent les surfaces, ceux de l’artiste et des citoyennes et citoyens4 dialoguant avec elle, pouvant à leur tour créer une publication. L’œuvre participative convoque une réflexion sur les grands sujets qui les habitent : la vieillesse, les grands-parents, la mort, la maladie, la solitude, le rejet, la naissance, l’enfance, la violence, la résilience, les sentiments, l’amour, la nature, le quotidien aussi. Des questions graves confiées avec simplicité et parfois avec humour.
Une affichette retient mon attention. C’est la préférée des enfants, me dit Marie. Dépliée, on lit : « Qu’est-ce que tu veux mon amour ? ». Repliée, le cerveau complète les mots : « Je veux mourir » ou « Je veux de l’amour ». Au verso, la réponse d’Annette, fille de l’artiste, nous désarçonne : « des céréales » ! Éclat de rire. Car il y a de ça aussi dans le travail de Marie Samuel Levasseur. Elle est là où l’on ne l’attend pas : dans les microactions où elle cache des messages à des inconnus, dans les ateliers de création où se révèlent des morceaux de vie enfouis, dans ce mot, bavardages, dont on ne retient trop souvent que le sens péjoratif – propos futiles – alors que, pour elle, il est celui que propose le philosophe Edmund Husserl5 : « récit multiple pour cerner l’essentiel ». Et pour traiter l’indicible, défini par le professeur Gaëtan Demulier6 par « l’incapacité du langage à rendre compte d’états affectifs issus d’expériences traumatiques », Levasseur invite à l’écriture et à l’é-dit-ion.
« Ce qui est troublant dans l’expérience, c’est que peu importe l’âge des personnes qui participent à l’installation, les thèmes abordés sont d’une grande profondeur. »
Ce qui est troublant dans l’expérience, c’est que peu importe l’âge des personnes qui participent à l’installation, les thèmes abordés sont d’une grande profondeur. « Qu’est-ce que je voudrais faire avec mon amoureux ? », écrit par une femme dont le conjoint est atteint d’un cancer, nous étreint. Tout comme « L’amour et ma grand-mère », d’un enfant dont l’aînée a « une maladie où elle oublie les choses. Mais je l’adore ». Est-ce le contenu des cent zines de l’artiste et de ceux qui s’ajoutent au fil des rencontres ou bien sa présence attentive et chaleureuse qui appelle l’introspection et le partage de l’essentiel ?
Les Bavardes, c’est aussi le bilan d’une artiste qui réfléchit sur sa pratique, sur le féminisme, sur la maternité non conventionnelle7. Qui s’interroge sur la réconciliation entre la carrière d’artiste et le travail alimentaire, la vie personnelle et la vie professionnelle, sur la reconnaissance des pairs et leurs impairs, sur le handicap dans une société de performance.
Et nous nous questionnons avec elle. Qu’est-ce qui importe ? De quoi avons-nous peur ? Qu’est-ce qui nous fait vivre ? Mis ensemble, tous ces récits tissent la trame d’une autobiographie de l’humanité. On ressort à la fois ému et apaisé de cette expérience.
« There’s a crack, a crack in everything. That’s how the light gets in », écrivait Leonard Cohen. Des failles en tout, par où se faufile la lumière. Celle de Marie, d’Annette et des Bavardes.
1 En raison de la COVID-19, l’intervention artistique initialement programmée en 2020 à la Galerie Outremont a dû être reportée à la reprise des activités du centre. Aussi, l’artiste en a présenté une version remaniée à Espace Pi², Montréal, en novembre 2020.
2 Le mémoire de Marie Samuel Levasseur s’intitule Cacher pour révéler. Le bavardage comme entrave à l’indicible dans une pratique de l’art dans la vie. (Montréal, UQAM, mars 2021), 154 p.
3 Publications auto-éditées, ici de simples feuilles découpées, repliées.
4 Ce terme est privilégié par l’artiste, à la place de « visiteurs », trop passif pour une expérience participative égalitaire.
5 Cité par Marie Levasseur, op. cit., p. 20-21.
6 Cité par Marie Levasseur, op. cit., p. 3.
7 Marie Samuel Levasseur est mère d’une enfant en situation de handicap.
(Exposition)
LES BAVARDES
MARIE SAMUEL LEVASSEUR
GALERIE D’OUTREMONT, MONTRÉAL
DU 7 AVRIL AU 29 MAI 2022