Il est difficile d’oublier les portraits peints par Marion Wagschal. La rétrospective présentée par le Musée des beaux-arts de Montréal, en collaboration avec le Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, en donne une nouvelle preuve. Un large choix d’œuvres réalisées entre 1971 et 2014 permet de situer les jalons de sa peinture et fait ressortir l’originalité de la production de l’artiste montréalaise née à Port-d’Espagne, en Trinité, en 1943 et arrivée avec sa famille à Montréal en 1951.

« Entrez, vous ne nous dérangez pas du tout. » C’est ce que semblait me dire l’imposant tableau de Marion Wagschal qui a capté mon attention dès l’entrée de l’exposition. Cette heureuse
acquisition récente du Musée montre un couple entouré de ses quatre enfants. Confortablemen installés sur le lit conjugal, sans pudeur, ils partagent paisiblement leur intimité, entourés d’objets: de petites figurines en plastique, un plateau avec
une théière. Tout en bas à gauche, un cercle rouge entoure la représentation d’une petite statuette maya en bois, accroupie. Dans la partie inférieure, le père entièrement nu tient un bébé
sur sa poitrine. Enroulée dans un drap fleuri, la mère est à l’autre bout du lit. Trois enfants assis remplissent l’espace entre les deux parents. En haut à gauche, un panneau en bois sculpté montre deux figures animalières en miroir qui rappellent
des sculptures moyenâgeuses. Chaque figure se détache sur le foisonnement de motifs fleuris ou géométriques des draps et des coussins. Tout est si détaillé qu’il est difficile d’isoler une figure plus qu’une autre. Les six personnages regardent chacun dans une direction différente, sans contact entre eux, mais sans contact avec le regardeur du tableau non plus. Cette famille cependant ne révèle rien de particulier sur ses liens, ses senti-
ments, son destin. Sa nudité ne livre rien. Le diable serait-il dans les détails? La proximité entre la forme ovale cerclée de rouge et le sexe du père suggère-t-elle l’acte de reproduction, la fertilité? Examinée de près, la petite statuette montre une
figure en train d’accoucher. Sur le côté gauche, on distingue les escaliers et la façade d’une petite maison à colonnes, plantée dans le décor comme une maquette. Les motifs floraux et géométriques sont si présents (jusqu’aux pantoufles de la mère)
qu’ils transforment le tableau en une vaste broderie.

Le lien de Marion Wagschal au dessin est fort et ancien. De l’enfance très libre vécue à Trinité où son père se substituait volontiers à l’école, elle a conservé comme un trésor l’apprentissage de la calligraphie et de la broderie, le goût du dessin cultivé « comme une activité secrète ». Quand elle étudie l’art à l’Université Concordia (où elle enseignera plus tard durant 37 ans), la valorisation de l’abstraction géométrique ne l’intéresse pas particulièrement et elle prend la décision de peindre à partir de son vécu personnel en privilégiant le portrait. Un vécu qui n’est pas sans lien avec l’Histoire collective
puisque ses parents sont des Juifs immigrés qui ont dû fuir l’Allemagne nazie en 1938. Riche de ses origines mélangées et du goût pour l’exploration, sa peinture abrite à la fois un sens profond de la filiation (de la fille envers la famille comme de la peintre envers l’Histoire de l’art) et un questionnement sans complaisance sur le sens de la vie sur terre.

L’autoportrait tient une place importante dans l’œuvre. Cyclopes (1978) montre l’artiste nue, en train de peindre dans son atelier. Il y a quelque chose d’audacieux et de franc dans l’attitude qui rappelle un autoportrait d’Alice Neel. Le corps est détaillé dans sa vérité crue, jusqu’aux veinules bleues striant la peau distendue des seins. Campée sur les deux pieds, son attitude est ferme et concentrée sur l’action de peindre. Tout est dans le regard qui interpelle le monde davantage qu’il ne cherche l’at-
tention du regardeur. Face à cette image, on pense à la deuxième vague féministe dont beaucoup d’œuvres réalisées par des femmes portent la trace à cette époque. Mais si l’artiste se dit « attentive à la notion de désir des femmes1 », s’il
y a une revendication chez elle, ce n’est pas celle d’intégrer à l’œuvre des motifs féminins négligés par l’Histoire de l’art. On sent plutôt dans ses autoportraits une prise de parole, une affirmation du corps dans sa crudité qui est peu courante. Contrairement aux corps volontiers déformés ou hors-norme de Egon Schiele, Otto Dix, Käthe Kollwitz ou même de Diane Arbus qu’elle a longuement regardés, les représentations, chez Wagschal, se tiennent à la limite du banal et du tragique. Si nous sommes tentés d’y voir une représentation pessimiste de l’être humain, n’est-ce pas parce que nous conservons toujours au fond de notre rétine l’image idéalisée du corps humain que nous a transmise l’Antiquité?

Si le lien avec le vécu personnel prédomine, il y a cependant une série d’œuvres qui intègrent aussi un univers de mascarade et d’hybridité, et rappellent que Wagschal est une exploratrice. Les deux imposants portraits en diptyque de Carnaval (1993) nous regardent fixement, l’un à travers un loup masquant les yeux, l’autre à travers un grimage. La Mélancolie des Carnivores
(2014) suggère une fable sur le destin du vivant. Un destin incertain – où les espèces animales et humaines se mélangent sans joie ni cruauté – dont seules les deux figures à l’avant-plan semblent comprendre le secret ou le mécanisme. L’une
porte un masque grimaçant et un nez de clown, l’autre est pourvue d’une longue queue et se penche sur un petit être dont on distingue mal la forme. À l’arrière-plan, une série de personnages masqués ou à la mine patibulaire jouent tranquillement le rôle de spectateurs. La vision grotesque rappelle les étranges cortèges de James Ensor. La fable rejoint le tourment de la condition humaine livrée à elle-même.

MARION WAGSCHAL. PORTRAITS, SOUVENIRS, FABLES
Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, Halifax
Du 13 juin au 17 septembre 2014

Musée des beaux-arts de Montréal
Du 9 avril au 9 août 2015