En 2023, la biennale transnationale noire Af-flux a réuni cinq artistes de différents horizons dans une exposition baptisée Mémoires végétales, commissariée par Olivier Marboeuf. Cette deuxième édition de la biennale fondée par l’artiste engagé Eddy Firmin est demeurée, comme lors de sa première occurrence en 2021, une réponse à la fragmentation forcée de la communauté noire dans l’espace et le temps, notamment en raison des violences de la colonisation.


Les œuvres choisies ont permis la création de liens fugaces entre les êtres, les gestes et les lieux. Pour Eddy Firmin, Af-flux se veut un espace non fongible de résistance et de discussion transnationale sur la complexité des identités noires. Dans le cadre de sa deuxième édition, la biennale comportait trois expositions, des conférences et des performances, connectées entre elles par le thème des transmissions noires. Dans Mémoires végétales, la transmission était abordée par l’intermédiaire de savoirs végétaux perpétués entre les individus d’une génération à l’autre.

C’est la voix du commissaire Olivier Marboeuf qui nous accueillait dans cette exposition regroupant des œuvres d’Emmanuel Osahor, d’Héritier Bilaka, d’Astrid González, de Michèle Magema et de Kosisochukwu Nnebe. Dans une vidéo projetée sur grand écran à l’entrée de la salle, Marboeuf, tout de bleu vêtu et le visage maquillé, récitait d’un ton neutre un poème retraçant l’histoire du botaniste et agronome afro-américain George Washington Carver. La voix monotone accompagnait ensuite les visiteurs à travers l’exposition, agissant tantôt comme médiation, tantôt comme trame de fond. La volonté du commissariat de recourir à l’oralité comme forme de médiation expérimentale était révélée dès le départ. Comme souhaité, le poème cryptique ne forçait toutefois pas le visiteur à emprunter une avenue prédéfinie, mais l’invitait plutôt à déployer sa sensibilité et à se placer dans un état d’accueil pour le reste de son parcours.

L’oralité était un mode de transmission présent dans plusieurs œuvres de l’exposition. Au fond de la salle, Speak to Plants d’Astrid González était présentée sur trois écrans verticaux, qui s’animaient l’un après l’autre. Sur l’un d’eux, une main de femme enserrait de petites feuilles vertes au premier plan. Le casque d’écoute placé devant l’écran nous transmettait des chuchotements. Sur un autre écran, une femme vêtue d’une robe blanche se tenait dos à nous, en pied, et caressait le feuillage de plusieurs plantes. Des écouteurs s’échappait cette fois un chœur de chants graves et plaintifs, en espagnol. À la fin de la vidéo, la femme se tournait vers nous, un demi-sourire éphémère aux lèvres, et semblait planter son regard dans le nôtre. Dans cette œuvre, l’oralité ne se manifestait pas seulement par la transmission de savoirs. Selon la conception traditionnelle de la médecine de certaines communautés afro-colombiennes auxquelles l’artiste faisait référence ici, le pouvoir du chant s’allie à la connaissance des plantes dans une optique de guérison.

Astrid Gonzalez Quintero, Dale señor el descanso eterno (2022). Capture d’écran de la vidéo, monocanal, 01:30


Dans an inheritance / a threat / a hunting, l’œuvre de Kosisochukwu Nnebe, plusieurs vidéos étaient projetées sur des écrans épars, format paysage, au ras du sol. On pouvait y observer divers points de vue et différents moments de la préparation de ce qui semblait être une recette culinaire. Derrière un comptoir, une femme écrasait de la matière dans un mortier, râpait un tubercule. En gros plan, ses mains coupaient, épluchaient, manipulaient. Ce qui paraissait à première vue être un tutoriel de cuisine n’était toutefois pas si anodin. La recette à laquelle Nnebe faisait référence était celle d’une poudre secrète, préparée à partir du manioc par des Africains réduits en esclavage en Jamaïque au XVIIIe siècle dans le but d’empoisonner leur maître. Par les différents points de vue et étapes de la préparation qu’elle dévoilait, l’œuvre, muette, rappelait la non-linéarité de la transmission orale. La gestuelle, particulièrement importante ici, jouait aussi un rôle fondamental ailleurs dans l’exposition.

Le corps, de façon générale, s’avérait central dans la réflexion de plusieurs propositions. Le triptyque photographique d’Astrid González, Cultura negra 1, 2, 3, questionnait la place du corps noir, repoussé à la marge, voire à l’extérieur de la société. Les images présentaient les têtes de trois femmes sur lesquelles reposait un baluchon de tissu rempli de ce qui semblait être de la matière végétale, et auquel était attaché un câble de textile tressé rappelant un cordon ombilical. Les trois modèles paraissaient ainsi connectées par le poids, vraisemblablement intergénérationnel, qui pesait sur leurs épaules.

Alors que ces photographies montraient des femmes en position statique, les huiles d’Héritier Bilaka représentaient des corps dynamiques, en équilibre entre les branches d’un arbre ou dissimulés en pleine jungle. Les personnages nus arboraient une peau monochrome, dans les tons gris, contrastant avec les couleurs vives de leur environnement végétal.

Même si certaines thématiques se recoupaient, les œuvres composant Mémoires végétales étaient formellement et conceptuellement diversifiées. L’exposition comptait notamment deux œuvres vidéo, une installation, des peintures, des photographies et des dessins. La thématique de la mémoire végétale y était traitée sous différents angles : elle pouvait être salvatrice ou destructrice ; douloureuse ou vivifiante ; parfois, tout cela simultanément. Les savoirs botaniques traditionnels et les microhistoires côtoyaient la transmission de savoirs par les canaux savants et l’histoire officielle. Ainsi, l’exposition proposait un type d’archives noires s’éloignant du modèle statique d’une histoire fondée sur la vénération de héros et d’événements idéalisés. Le thème de la mémoire végétale permettait de mettre en lumière des gestes, des récits et des actes de résistance qui retraçaient une histoire mouvante, vivante et en cours d’élaboration. De façon plus large, l’exposition, comme la biennale, montrait toute la diversité existant au sein des communautés noires du globe, mais aussi tout ce qui les unit. Ce même principe était perceptible à plus petite échelle entre les œuvres de Mémoires végétales. Placées côte à côte, elles brillaient par leur individualité, mais partageaient certaines connexions sous-jacentes, semblables aux rhizomes des plantes.


MÉMOIRES VÉGÉTALES

EXPOSITION PRÉSENTÉE DANS LE CADRE
DE AF-FLUX, BIENNALE TRANSNATIONALE NOIRE – TRANSMISSIONS
NOIRES, MILLE CHEMINS D’HUMANITÉ
(DIR. ARTISTIQUE : EDDY FIRMIN)
EMMANUEL OSAHOR, HÉRITIER BILAKA, ASTRID GONZÁLEZ,
MICHÈLE MAGEMA, KOSISOCHUKWU NNEBE
COMMISSAIRE : OLIVIER MARBOEUF
MAISON DE LA CULTURE CLAUDE-LÉVEILLÉE, MONTRÉAL
DU 15 NOVEMBRE 2023 AU 14 JANVIER 2024