À travers une enfilade de tirages numériques magnifiant des images anciennes, Michel Campeau – Avant le numérique dessine un regard quasi anthropologique porté sur la culture populaire de la moitié du XXe siècle, avec ses processions, ses fêtes foraines, ses fanfares et ses photographes itinérants.

Au moment où je l’ai retrouvé un matin frileux de février au Musée McCord, Michel Campeau a rapidement tendu l’oreille et l’œil vers un groupe d’étudiants qui entamaient une visite guidée. Curieux, généreux, il n’a pu résister à l’envie d’aller à leur rencontre, de se présenter et de leur adresser quelques mots, leur demandant qui ils étaient et ce qui les amenait là. Durant notre entretien, il s’est fait tout aussi curieux et généreux, ne comptant ni son temps ni les anecdotes.

Comme c’est le cas dans les images qu’il compose et qui scandent Avant le numérique, expo­sition comportant huit regroupements thématiques, je me rends compte que chez Campeau, l’anecdote révèle plus que ce qu’elle donne à voir dans l’instant ; elle dévoile de l’homme – l’individu en tant que tel autant que l’individu dans la collectivité – quelque chose d’essentiel, de fonda­mental, d’existentiel même, qui s’enracine dans l’espace et le temps, dans le personnel, le social et l’histoire populaire. Et que sa sensibilité à autrui – mot phare chez lui – s’est ébauchée en filigrane dès l’enfance, période de sa vie où il se faisait déjà archiviste des images familiales et, par conséquent, historien de sa propre histoire qu’il déclinera ensuite en autofiction.

Rudolph Edse, Une autobiographie involontaire (vers 1953)
Collection de Michel Campeau © SODRAC 2018

Subjectivité critique

Depuis le projet Disraeli : une expérience humaine en photographie (1972) du Groupe d’Action photographique, Campeau a affirmé son goût pour le quotidien, l’ordinaire et les gens qui y vivent. Ce souci de cerner l’humain dans son milieu traverse une œuvre en apparence iconoclaste, mais d’une constance sans cesse nourrie et renouvelée. Depuis les années 2000, il s’est attaché aux lieux et aux objets de la photographie ; en témoignent la série des chambres noires (dans une belle mise en espace enveloppante, avec ses cimaises peintes en rouge et ses lampes inactiniques) ou encore la série consacrée aux appareils anciens de la collection de Bruce Anderson. On retrouve dans sa manière de mettre en image ces objets industriels (par exemple, London Ensignette No 1, Londres, vers 1911), le même regard tendre et lucide qu’il porte sur les gens, son amour immodéré pour ce qu’il observe, cadre, éclaire et immortalise du bout des doigts.

Regroupant des œuvres réalisées entre 2005 et 2017, l’exposition Avant le numérique traduit le point de vue subjectif et sentimental d’un artiste dans l’exercice de son art et celui des autres, autant que le point de vue sur un médium en déperdition : l’épreuve argentique. Parallèlement à son métier, Campeau s’est fait collectionneur de photographies vernaculaires. Sur les cimaises se succèdent des tirages grand format – avec parfois une trame apparente faisant écho aux pixels du numérique – réalisés à partir de diapositives d’amateurs et d’auteurs anonymes, des portraits et des instants de vie dénichés sur eBay. Archiviste du quotidien ordinaire, Campeau collige cette mémoire matérielle reléguée aux oubliettes par une époque obnubilée par le virtuel ; il les intègre et les met en résonance avec sa manière de faire, mais aussi avec celles d’autres photographes de la « subjectivité critique », notamment Robert Franck et son célèbre ouvrage Les Américains paru en 1958.

Archiviste du quotidien ordinaire, Campeau collige cette mémoire matérielle reléguée aux oubliettes par une époque obnubilée par le virtuel ; il les intègre et les met en résonance avec sa manière de faire.

Photographes photographiés photographiant

Il y a quelque temps, Michel Campeau, le collectionneur, a acquis une partie des archives photographiques du scientifique américain Rudolph Edse (1913-1998), un sérieux photographe amateur. À la fin du circuit, une sélection de ces photos – qui font l’objet d’un ouvrage publié parallèlement à l’exposition : Rudolph Edse : une autobiographie involontaire, signé Michel Campeau et Hélène Samson, co-commissaire de l’exposition, – exemplifie l’importance qu’il accorde à l’amitié et aux rencontres. Il a, au fil du temps, développé des liens avec la fille de Edse et continue de collec­tionner ses œuvres et de se faire, par images interposées, l’autobiographe de ce savant dont la photographie est un passe-temps et dont les clichés racontent, de l’intérieur, la vie d’une famille américaine des années de l’après-guerre.

Dans quelques-unes des 90 œuvres présentées au Musée McCord, les clichés montrant des appareils photo et des photographes sont légion. Pas étonnant que l’un des projets en cours de Michel Campeau s’attarde aux photographes photographiés photographiant, projet qu’il élabore avec une autre figure de proue de la photographie sociale : Gabor Szilasi (à qui le musée McCord consacre aussi une exposition en cours : Le monde de l’art à Montréal, 1960-1980) 1.

Quand on lui demande si son activité de collectionneur a modifié sa manière de travailler et la réflexion qu’il lui porte, Michel Campeau s’arrête un moment avant de répondre : « Je ne suis ni historien ni sociologue, mais j’ai toujours eu une pensée sur ma pratique en particulier et sur la photographie en général. C’est plus l’expérience et le temps qui ont affiné mon point de vue et influencé ma démarche… et mon désir de raconter le monde, en toute subjectivité. » Et il le raconte si bien, ce monde, que l’on attend impatiemment le prochain chapitre de son anthologie.

(1) Voir Gabor Szilazi et le milieu de l’art, par Bernard Lévy. Vie des Arts, No 249, p. 31-33.

Notes biographiques

Né à Montréal en 1948, Michel Campeau occupe la scène de la photographie montréalaise depuis quatre décennies. Il a reçu en 2009 la Bourse de carrière Jean-Paul-Riopelle, octroyée par le Conseil des arts et des lettres du Québec et a été lauréat du prix du duc et de la duchesse d’York remise par le Conseil des arts du Canada en 2010. Ses œuvres font partie de nombreuses collections au Canada et à l’étranger.

Michel Campeau – Avant le numérique
Musée McCord 690, Montréal
Du 16 février au 6 mai 2018