S’il est une période riche de l’histoire moderne, c’est assurément la décennie 1910. Le monde est alors secoué par la Grande Guerre, mais aussi par une série de courants artistiques modernistes qui mettront à mal les fondements mêmes de la représentation. Cubisme, futurisme, expressionnisme, la panoplie des –ismes se succède sans épuiser l’ardent désir de renouveau.

En Russie, la période qui s’ouvre à partir de 1910 est sillonnée de combats idéologiques, esthétiques et philosophiques qui donneront naissance à certaines des tendances les plus novatrices de ce début de siècle. C’est à quelques-uns de ces courants que le MoMA a consacré une exposition, devançant un peu ainsi le centenaire de la Révolution bolchévique d’octobre 1917. A Revolutionary Impulse : The Rise of the Russian Avant-Garde rassemble quelque 260 pièces tirées des collections de l’institution de la 53e rue de New-York, retraçant la grande période d’innovation artistique qui va de 1912 à 1935. Elle met en évidence les principaux artistes et, autour d’eux, l’apparition des courants constructiviste et suprématiste en arts visuels, mais aussi une grande effervescence dans les domaines de la poésie, du théâtre, de la photographie et du cinéma.

Les grands noms de la génération d’artistes novateurs ayant mis leur art au service d’un idéal social et politique – avant d’être pour plusieurs d’entre eux déçus par la tournure des événements dans les années 1930 – sont représentés : Natalia Goncharova, El Lissitzky, Kazimir Malevich, Vladimir Mayakovsky, Alexandr Rodchenko, Olga Rozanova, Vladimir, Georgii Stenberg, Vassily Kandinsky et Dziga Vertov, pour ne nommer que ceux-là.

De l’idée pure aux objets utilitaires

Les domaines artistiques autant que les médias sont d’une belle diversité et s’enchaînent habilement de salle en salle. L’exposition s’ouvre sur le travail de quelques-unes des figures de proue de la peinture non objective, dont le travail précède ou suit immédiatement la Révolution de 1917. Les tableaux, les dessins et les gravures d’Olga Rozanova (plusieurs linogravures), de Natalia Goncharova (en particulier, Rayonism, Blue-Green Forest de 1913) et de Vasily Kandinsky (Improvisation vers 1914) posent les premiers jalons de cette révolution, qui s’exprime dans le suprématisme, philosophie mise de l’avant par Kasimir Malevitch (toutes ses œuvres marquantes y sont !), qui prônait l’abandon de toute référence picturale concrète – donc de toute forme de représentation. À travers une sélection de livres, on voit aussi apparaître la poésie transrationnelle (ou transmentale) des futuristes russes (Zaoum), qui explorait les limites du langage à décrire la réalité, et allait libérer lettres et mots de leur portée sémantique au profit de leurs qualités purement sonores et visuelles.

Dans l’enfilade des salles, on est guidé au cœur de cette modernité qui embrasse tous les domaines, de la photographie à l’affiche, en passant par la peinture, la littérature, et le design. On constate comment, dès les années 1920, les tendances les plus novatrices ont opéré leur transition de l’idée pure vers la production d’objets utilitaires. Répondant aux changements sociaux et politiques d’alors, ces réalisations exemplifient les mille et une manières dont la révolution a pu se traduire en objets concrets, que ce soit des photomontages, des films ou des théières. La révolution est partout, dans toutes les sphères de la société, ce qui, en soi, est déjà révolutionnaire !

La première pièce majeure de cette irréprochable présentation apparaît dès la deuxième salle, où les œuvres de Malevitch se concurrencent sur une longue cimaise blanche : Suprematist Drawing, Dynamic Planes, Suprematist Composition : White on White et Suprematist Composition : Airplane Flying ont été accrochées selon une rythmique musicale toute moderniste qui, à l’évidence, s’inspire des quelques photos connues de la célébrissime Exposition 0,10 (titre exact : « Dernière exposition futuriste de tableaux 0,10 »), qui eut lieu fin 1915 et début 1916 à la galerie Dobychina de Saint-Pétersbourg. Quatorze artistes y présentaient leurs plus récentes explorations, dans ce qui allait devenir l’un des moments clés de l’avènement de la modernité et de l’affirmation de l’abstraction. Les vitrines regroupant livres, revues et affiches se succèdent pour documenter les divers sections et thèmes, tant et si bien que l’aficionado peut y passer la journée, littéralement. Si tant est qu’il lise le russe !

Une plongée dans l’âme soviétique

La mise en espace valorisée par l’équipe du MoMA reprend quelques-unes des innovations de cette célèbre exposition. Il en va ainsi du positionnement d’œuvres dans l’encoignure supérieure de la salle (par exemple, Head of a Woman de Naum Gabo, 1917-1920, dans la cinquième salle), là où l’on installait, traditionnel­lement, les icônes russes. Nouvelle philosophie, nouvel art, nouveau mysticisme aussi (l’homme moderne qui croit en sa destinée), le programme était ambitieux et même si les moyens étaient modestes, on a su à l’évidence tirer profit de cette pénurie, ce que démontre habilement l’expo­sition newyorkaise.

Dans la troisième salle, quelques objets, collages et autres nouveautés sont intégrés à la scénographie, dont la magnifique Spatial Construction no 12 d’Alexandr Rodchenko (accom­pagnée d’une série de dessins et de notes préparatoires) ; dans la quatrième, les nombreuses œuvres sur papier de Lissitzky (dessins, gouaches, gravures) étayent la profondeur d’une démarche exploratoire systémique. Puis, photographies, films, maquettes, costumes et décors de théâtre ouvrent le cercle des premiers médias et font sortir l’avant-garde des groupes d’initiés. La présentation, touffue, est à couper le souffle. Malgré une scénographie en phase avec son sujet et toujours au service des artefacts, force est de constater que la quantité a fait parfois obstacle à la capacité du visiteur à embrasser tout ce qui est donné à voir, à absorber, et c’est bien là la seule réserve que l’on pourrait avoir.

En neuf salles, les commissaires ont su créer une plongée en apnée au cœur même de l’âme soviétique, à l’un des moments les plus marquants de son histoire. La sélection est riche, la présentation exemplaire, et le visiteur en sort un peu groggy, certes, mais content. Avec, de plus, la nette impression d’avoir (enfin ?) saisi quelque chose de cette incroyable révolution plastique. 

A Revolutionary Impulse: The Rise of the Russian Avant-Garde
Museum of Modern Art, New York
Du 3 décembre 2016 au 12 mars 2017