Elle est à la fois brève, sombre et paisiblement colorée l’exposition Monet. Un pont vers la modernité. Elle se limite à dix tableaux peints entre 1872 et 1875 auxquels s’ajoutent les toiles La Tamise et le Parlement (1871) et Waterloo Bridge, soleil dans le brouillard (1903). Ces œuvres témoignent, d’une part, de l’intérêt de Monet pour les ponts né au cours de son exil à Londres en 1870 et, d’autre part, de la reprise tardive de ce motif trois décennies plus tard.

L’exposition Monet. Un pont vers la modernité montée par le Musée des beaux-arts du Canada a pour prétexte et point de départ la toile Le pont de bois (1872), œuvre prêtée jusqu’en 2023 et assortie d’une promesse de don de la part de VKS Art Inc., entreprise d’un collectionneur d’Ottawa. L’événement est apparu suffisamment rare et important pour qu’il vaille la peine d’une exposition monographique consacrée à Monet, la première depuis vingt ans au Canada.

Cette toile, la commissaire Annabelle Kienle Ponka en souligne « la palette obscure et l’ambiance lugubre ». L’artiste, en effet, centre sa composition sur une arche du pont routier d’Argenteuil telle qu’il la perçoit à la tombée du jour sous un ciel de cendre soutenue par ses échafaudages noirs avec son reflet dans l’eau grise de la Seine. En dépit de son caractère triste, qu’accentue le traitement des couleurs en aplat, il est possible d’y lire la volonté de reconstruire qui anime le peuple français au lendemain de l’occupation prussienne consécutive à la défaite de l’armée, à l’insurrection de la commune réprimée dans le sang (30 000 morts) et à la perte de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine. C’est aussi ce dont témoigne, réalisée la même année avec à peine plus d’éclat, la toile Argenteuil, le pont en reconstruction.

Pour donner une idée assez réaliste de l’atmosphère morose où baigne la capitale de la France, des photos, en majorité tirées de la suite Désastres de la guerre de Jules Andrieu, servent de complément à l’exposition. Elles montrent des édifices en ruines et des rues éventrées. Ces sinistres sont mis en relief par des angles de prise de vue et des cadrages spectaculaires. La plupart des historiens de l’art s’entendent pour considérer que ces audaces visuelles ont certainement stimulé les peintres, et notamment Claude Monet. Il s’emploie précisément alors à redéfinir les codes de la peinture de paysage. Il devient d’ailleurs ainsi conscient de son rôle de chef de file de l’avant-garde.

Sans doute la toile Les déchargeurs de charbon (1875), qui clôt la séquence des ponts présentés au Musée, est-elle l’une des plus significatives du souci de Monet de dramatiser ses observations. Tout comme pour Le pont de bois (Argenteuil), l’arche du pont (d’Asnières) joue le rôle de fenêtre : l’avant-plan exalte la mobilité des débardeurs qui cheminent le long des minces plans inclinés pendant que sur le tablier (le bord supérieur de l’arche) grouille le trafic des piétons et des chariots ; par contraste, l’arrière-plan où l’on perçoit au loin le pont de Clichy et les cheminées des usines, baigne, léthargique, dans une nonchalante brume.

Paradoxalement, grâce aux achats du marchand Paul Durand Ruel dont il a fait la connaissance au cours de son séjour à Londres, Monet connaît à partir de 1872 une certaine aisance financière. Il la met à profit en s’installant à Argenteuil, banlieue où cohabitent les signes de l’essor industriel et les charmes des promenades et des bosquets qui longent la Seine traversée par un pont routier et un pont ferroviaire. À la grisaille de l’après-guerre de 1870, succède un climat serein propice à l’épanouissement d’une technique picturale qui s’impose sous l’appellation d’impressionnisme en 1874.

Certes, le peintre ne rechigne pas à peindre les poutres d’acier des ponts qui sont les images de ce qui est moderne et à les juxtaposer aux frémissements des buissons, et surtout au miroitement de l’eau, quitte à esquisser seulement la silhouette des promeneurs ou des plaisanciers. Pour justifier son idéal d’harmonie entre le monde technique et le paysage naturel, Monet n’hésite pas à supprimer les constructions qui ne répondent pas à son esthétique. Par exemple, il réduit le nombre d’arches du pont et ne tient pas compte des édifices qui encombrent la vue : les photos prises au même moment le prouvent impitoyablement. Mais ces ajustements trahissent avec bonheur son tempérament de créateur. Les années qui vont suivre l’attestent indubitablement.

Catalogue

Monet. Un pont vers la modernité. Auteurs : Annabelle Kienle Ponka, Richard Thomson, Simon Kelly, Kirsten Appleyard. Bilingue, plus de 60 illustrations en couleur et en noir et blanc. Format : 25,5 x 30 cm. 102 pages. Couverture rigide. Prix : 25 $. 2015

Le catalogue comporte une étude de la commissaire Annabelle Kienle Ponka qui justifie et donne sa pertinence à l’exposition. Son titre est explicite : Vers le paysage moderne : mise en contexte de l’œuvre Le pont de bois de Monet. L’essai de Richard Thomson intitulé Reconstruction et réconfort : les conséquences de la guerre franco-prussienne en images restitue un peu le climat des années 1870-1875 ; l’auteur propose, en particulier, une fine analyse de l’influence qu’exerce la photographie sur la peinture de paysage. Pour sa part, avec « Des grands travaux de l’industrie humaine » : les ponts de Paris de 1870 à 1875, Simon Kelly souligne l’inventivité des ingénieurs, des ouvriers et des artisans français, ainsi que leur rapidité à restaurer ou bien à construire de nouveaux ponts en y intégrant de nouveaux matériaux que les peintres se consacreront à reproduire parfois avec une grande application. L’ouvrage s’achève avec une chronologie que signe Kirsten Appleyard qui trouve là l’occasion d’inclure des images qui offrent un judicieux contrepoint aux propos du catalogue.

MONET UN PONT VERS LA MODERNITÉ. Musée des beaux-arts du Canada (Ottawa). Du 29 octobre 2015 au 15 février 2016. Commissaire : Anabelle Kienle Ponka, conservatrice associée au département d’art européen et américain.