Une fois de plus, pour notre plus grande compréhension et notre plus grande réflexion, l’architecte Phyllis Lambert, fondatrice et directrice émérite du Centre Canadien d’Architecture, met en lumière la richesse du lien qui existe entre l’architecture et la photographie.

C’est une constante dans l’œuvre de l’architecte photographe, qui amorce elle-même sa collection dès 1955, et poursuit à partir de 1973, avec la collaboration de Richard Pare, une nouvelle mission photographique dans Montréal intitulée Pierre Grise. C’est également une mission pour le CCA. La première exposition, en 1982, pour laquelle les commissaires Phyllis Lambert et Richard Pare montent Photographie et Architecture: 1839–1939, qui sera présentée sur deux continents et cinq villes (Cologne, Chicago, New York, Paris et Ottawa), dépeint une étude de l’architecture par 90 photographes différents (de la Méso-Amérique à la Terre Sainte, de l’Antiquité gréco-romaine à l’Europe et à l’Amérique de l’Entre-deux-guerres), à une époque où l’édifice de la rue Baile n’est pas encore construit.

En somme, ce que les premiers photographes ont fait pour Paris, Phyllis
Lambert et Richard Pare le font pour Montréal. Le parallèle est facile à faire : ce sont 631 photographies qui seront prises par Phyllis Lambert et Richard
Pare en 1973 et 1974 dans le Vieux-Montréal et dans les anciens Faubourgs
Saint-Laurent, Saint-Louis et Saint-Jacques (mis de l’avant dans cette
exposition-ci), mais aussi Sainte-Marie, Saint-Antoine et Saint-Jean-Baptiste,
et les villages Sainte-Cunégonde et Maisonneuve, de même que certains monuments des villes riveraines.

Comment reconnaître et apprécier le patrimoine, et surtout comment le mettre en valeur jusqu’à le suivre dans la modernité, si ce n’est justement en le faisant passer d’objet dans la ville à sujet sur la pellicule?

Reflet d’une histoire

Comment attester de la pérennité du paysage bâti dans un environnement urbain, de Montréal ou de tout autre lieu, sans sa représentation, autrefois sur une toile, aujourd’hui sur épreuve argentique, ou même numérique? Cadre bâti qui a souvent été conçu par des architectes et construit la plupart du temps par les communautés religieuses ou les associations
patriotiques et culturelles, mais aussi par des particuliers, commerçants, entrepreneurs, notables, personnalités de l’élite francophone et de l’establishment anglophone. Montréal est le reflet d’une histoire riche, et elle connaît, ainsi que son architecture, des phases successives de style et de langage.

Les premiers ouvrages de maçonnerie de la Nouvelle-France, dans les
décennies qui suivent la fondation de Ville-Marie par de Maisonneuve et
Jeanne-Mance, sont construits avec la pierre des champs et la pierre grise en mœllon, donc la pierre calcaire, et de la pierre de taille pour les encadrements, trouvée localement, comme dans le cas du Vieux-Séminaire de Saint-Sulpice, le bâtiment le plus ancien encore présent aujourd’hui (1684). Les Sulpiciens se sont approvisionnés à même leur domaine, au pied du mont Royal. Des bâtiments plus anciens en pierre, tels que le premier Hôtel-Dieu à Montréal construit en 1659 par Jeanne-Mance et les Sœurs
Hospitalières de Saint-Joseph, à l’angle des rues Saint-Paul et Saint-Sulpice (ancien cours Le Royer), ou encore la première Chapelle Notre-Dame-de-
Bon-Secours, construite par Marguerite Bourgeoys en 1670, ont été démolis puis reconstruits, souvent à la suite d’incendies, mais leurs fondations premières demeurent.

Le souci de la pérennité

Au milieu du XIXe siècle, avec le style Second Empire (que l’on nomme à tort « victorien »), l’exploitation des carrières explose car l’on utilise alors la pierre de taille sur toute la façade principale, et plus seulement pour les encadrements. La brique sera utilisée sur les façades latérales et arrières, mais aussi comme maçonnerie massive derrière la pierre de taille de la façade principale.

Les édifices commerciaux et culturels plus imposants de l’élite francophone et de l’establishment anglophone, construits vers le milieu et la fin du XIXe
siècle, sont revêtus de pierre de taille, que ce soit les édifices de style néo-classique, tels que le Marché Bonsecours (1844-1848) des architectes Footner et Browne, ou le premier palais de justice (1851-1857) des architectes Ostell et Perrault (père), ou que ce soit les édifices de style néo-
roman, tel le Monument National (1891-1893) des architectes Perrault (fils) et Mesnard. Cet édifice, en faveur duquel l’arrière-grand-père de Françoise
David, le journaliste Laurent-Olivier David, plaida en vue d’en obtenir la construction, était destiné à devenir le siège de la Société Saint-Jean-Baptiste. L’Édifice Brunet ainsi que les édifices du Baxter Block sur le boulevard Saint-Laurent, construits par les architectes Daoust et Gendron en 1891 et 1892 respectivement, sont de même facture.

L’implantation du réseau ferroviaire inter-continental canadien permettra, par la suite, de suppléer à la demande d’une pierre de calcaire plus
tendre, plus facile à travailler, que l’avènement de styles architecturaux plus élaborés met de l’avant. Cette pierre sera importée des états de l’Ohio, de New York et de l’Indiana. Une partie des pierres de parement sera même importée d’Angleterre et d’Écosse.

Les photographies de l’exposition Pierre grise: des outils pour comprendre la ville dévoileront des édifices construits avec la pierre grisede Montréal, qui sont toujours présents dans la ville aujourd’hui, entre autres les magasins-
entrepôts du Vieux-Montréal (parties Ouest, Centre et Est), des duplex et triplex en rangée et des bâtiments résidentiels des Faubourgs Saint-Laurent, Saint-Louis et Saint-Jacques, ainsi que des édifices commerciaux du boulevard Saint-Laurent, la plupart d’entre eux construits

FRANCESCO GARUTTI

Francesco Garutti, nouveau conservateur de l’architecture contemporaine au Centre Canadien d’Architecture, est architecte, commissaire et éditeur. Originaire de Milan, il complète ses études et travaille en tant qu’architecte au sein de la firme Peter Zumthor Architekturbüro en Suisse de 2007 à 2008, puis devient rédacteur-correspondant à Zürich pour la revue internationale de design et d’architecture Domus en 2011. Les fonctions se dédoublent et s’enchaînent pour Garutti que la revue internationale de design et d’architecture Abitare place comme éditeur de la section de l’art contemporain, toujours en 2011. L’année suivante, il devient commissaire de l’exposition Portikus under construction au Centre d’art Peep-Hole
de Milan. La cinéaste Helke Bayrle y présente les 132 films de l’institution de Francfort. Pour la fondation Furla de Bologne, Garutti sélectionne les œuvres d’artistes émergents. Il monte en 2015 le programme d’expositions du the View studio à Gênes et, en 2017, l’exposition Diego Perrone “War Games” au Musée d’art contemporain Villa Croce de Gênes. La même année, il est commissaire invité de la Triennale de Milan et monte Elegantia du duo d’artistes belges Jos de Gruyter & Harald Thys.

Il publie notamment aux éditions Bedford Press (Londres), Mousse Publishing (Milan) où il a fait paraître Fairland en 2014, Skira Rizzoli (New York), Grotto publications (Bruxelles) et Lars Müller (Zürich).

De ce côté de l’Atlantique, Garutti est accueilli au programme des commissaires émergents du CCA en 2013. Il réalise en 2015 le film Misleading Innocence sur les ponts de Long Island et publie Can Design be Devious aux Presses du CCA en 2016. Séduit par l’aspect de « véritable laboratoire » du CCA, Garutti souscrit à l’idée que l’architecture ne consiste pas uniquement à faire des bâtiments, mais qu’elle réunit l’ensemble des aspects (sociaux, techniques, politiques…) dont notre société est tributaire. En ce sens, il saura continuer et parfaire l’art de mettre en lumière les processus souvent trop cachés au public qui donnent leur sens aux œuvres architecturales.

Pierre grise : des outils pour comprendre la ville
Commissaires : Phyllis Lambert et Richard Pare
Centre Canadien d’Architecture, Montréal
Du 13 octobre 2017 au 4 mars 2018